Le journal « Le monde » et la psychanalyse

Élisabeth Roudinesco

Le journal « Le monde » et la psychanalyse

 

La position de la rédaction du « monde » vis-à-vis de la psychanalyse a varié notablement depuis que je lis ce journal. Il y eut l’époque Escoffier-Lambiotte médecin belge qui dirigea la rubrique « médecine » de 1956 à 1988. Elle y exerça un pouvoir sans mesure  durant toutes ces années. Pour elle la psychanalyse n’avait rien de scientifique et s’apparentait à une sorte de mode voire de charlatanisme. Pas question donc, dans ses pages d’y faire la moindre référence. Seule la rubrique littéraire -le « monde des livres » -où écrivait Roland Jaccard pouvait donc en rendre compte (1970-1996). C’est en 1996 qu’Élisabeth Roudinesco entre au « monde », après une longue collaboration avec le journal « Libération » et qu’elle y tient une rubrique régulière faisant notamment part des dernières publications en ce domaine. Jalousée et critiquée par beaucoup, elle demeure la seule à avoir tenu cette place au sein du journal.

Elle a, récemment réalisé avec Thomas Wieder un « Hors-série » sur Freud dont les ventes sont plutôt encourageantes..

Durant l’été, « l’Express » s’est fendu d’un numéro sur la psychanalyse, qui a peu fait parler de lui. Pour ma part, lorsque cela m’a été rapporté, j’étais à l’étranger et peu porté à m’intéresser à ce genre de marronnier. C’est E. Roudinesco qui a attiré mon attention sur le fait que les chroniqueurs sollicités  étaient tous des amis du sinistre Bénesteau, anti-sémite notoire et pas de Borch-Jacobsen dont on connait depuis toujours les positions sur la psychanalyse.

Pour ceux qui ne l’ont pas lu, il m’a paru intéressant de vous proposer la lecture du commentaire qu’en a fait Élisabeth Roudinesco dans son blog.

 

 

 

Élisabeth Roudinesco

26 août

Mais qu’est-il donc arrivé à L’Express ?

                 Au moment où Paris s’abandonnait avec délice au bonheur olympique, le magazine L’Express, sous la houlette de son rédacteur en chef adjoint décidait, dans un numéro double (8-21 août),  de se livrer à son sport favori : en finir avec la psychanalyse. Désertant l’Olympe et les Olympiens, la fine équipe, composée de ses chroniqueurs habituels, s’en est donnée à cœur joie. Au nom de la science, ceux-ci se sont faits inquisiteurs afin de bouter hors de France l’infâme tribu freudienne, cette armée de complotistes et de charlatans installés depuis trop longtemps dans toutes les sphères de la société avec pour objectif de détruire la civilisation occidentale à coups de jargon, de pseudo-sciences et de médecines parallèles. 

                   Aussi faut-il « tirer la sonnette d’alarme » (p. 22), mais aussi chasser des écrans Eric Toledano et Olivier Nakache, dont le succès de la série, En thérapie, prolonge artificiellement la durée de vie de la discipline maudite : grâce à eux, du coup, « la psychanalyse a encore de beaux jours devant elle ». (p.37)  

                   L’ennui dans cette affaire, c’est que pas un seul des auteurs de ce réjouissant brûlot n’a été capable de fournir la moindre donnée sur l’état réel de la psychanalyse en France et dans le monde. Aucune information sur le nombre de psychanalystes, sur leurs associations, sur leur niveau d’étude ou leur ancrage social. Sont-ils psychologues, psychiatres, psychothérapeutes ? Qui sont-ils ? Nul ne le sait puisqu’ils sont ici définis comme une meute anonyme de gourous infiltrés dans l’appareil d’Etat (p.35), dans nos consciences, nos âmes, nos corps, chez les éditeurs, dans les médias et dans toute la presse française… A l’exception de L’Express  (pp. 21,22,37). Sont insultés post-mortem Octave Mannoni et François Roustang. Quel crime ont-ils commis ? Celui de n’être pas évaluables, l’un étant philosophe et l’autre jésuite (p.21). 

                   Telle est la démarche dite scientifique de nos éradicateurs dont les textes sont truffés d’erreurs. Par exemple, ils croient dur comme fer que la psychanalyse n’existe qu’à Paris et à Buenos Aires et que plus personne ailleurs n’accorde la moindre importance à cette diablerie, oubliant au passage qu’elle est implantée dans plus de quarante pays et que c’est au Brésil qu’elle est le plus enseignée dans les universités. A quoi s’ajoute une kyrielle de citations fausses, de propos détournés de leur contexte et de références bibliographiques erronées, notamment à propos de l’historien Henri F. Ellenberger, réédité chez Fayard en 1994 par mes soins et ceux d’Olivier Bétourné (p.26). Ils sont à ce point obsédés par le « complexe d’Œdipe » qu’ils semblent ignorer l’existence de Sophocle. Qui est le roi de Thèbes ? Question sans importance à leurs yeux puisque les tragédies grecques ne sont pas scientifiquement validées. Et d’ailleurs, affirment-ils, le désir d’inceste avec la mère n’a jamais existé dans aucune société puisque aucune expertise n’en n’a jamais fait état. Ils en veulent pour preuve qu’il « n’est envisageable que si l’on invoque l’inconscient et qu’on joue avec des symboles et des jeux de mots. » (p.27). Autrement dit, l’inconscient n’est qu’une invention sortie du cerveau malade de Freud.  

          Du coup, les auteurs du dossier n’éprouvent nul besoin de mentionner le nom de ceux qui - parmi les grands imbéciles du XXème siècle – se sont laissés berner par la « pseudo-science » viennoise  : Thomas Mann, Stefan Zweig, Romain Rolland, Albert Einstein, André Breton, etc.  Pas un mot non plus sur les travaux des penseurs qui ont sérieusement critiqué la psychanalyse ou son fondateur : Herbert Marcuse, Jean-Paul Sartre, Gershom Scholem, Jean-Pierre Vernant, Theodor Adorno, etc. 

                   Plus étonnant encore, ils s’en prennent à la co-fondatrice de leur propre journal, Françoise Giroud, accusée d’avoir été « ensorcelée » par Jacques Lacan (p.21), au même titre d’ailleurs que Michel Foucault, autre crétin du XXème siècle. 

                Osera-t-on rappeler à la joyeuse équipe les propos  subtiles que tint un jour la grande dame dont ils piétinent aujourd’hui la mémoire et sans laquelle ils n’existeraient pas : « Lacan, Jacques Lacan. Je lui dois ce que j’ai acquis de plus précieux, la liberté, cet espace de liberté intérieure qu’aménage, à son terme, une psychanalyse bien conduite. Serais-je tombée entre les mains de Lacan à vingt-cinq ans, le cours de ma vie en eût été probablement bouleversé. J’aurais su me regarder vivre et rire doucement de moi, j’aurais été plus amicale à mon égard au lieu de me cravacher sans cesse, j’aurais aimé d’autres hommes, je n’aurais pas créé L’Express… Je ne regrette rien, comme chante Edith Piaf, rien de rien, mais quand j’ai demandé secours à Lacan, je coulais sous le poids des mots refoulés, des cris avalés, des conduites obligées, de la face à sauver, toujours cette sacrée face. A quarante ans, un peu plus, je n’étais plus apte à vivre. J’avais raté un suicide… » (F. Giroud, Leçons particulières, 1990, p. 123).

                   Mais qu’est-il donc arrivé à L’Express ? Le rédacteur en chef et le propriétaire de ce qui fut un magnifique journal mais dont les ventes sont aujourd’hui, dit-on, au plus bas, ont-ils jeté un coup d’œil sur le contenu de ce dossier?

                   Ont-ils seulement regardé la couverture ? Ont-ils pris la mesure de l’abjection dont elle procède ? Une maquette postmoderne qui semble s’inspirer des sérigraphies d’Andy Warhol.  Sur un fond orange, en dessous du titre en lettres noires (Faut-il en finir avec la psychanalyse ?), se détache le visage de Freud recouvert d’un masque de couleur chair auquel on a ajouté des lunettes rondes bancales. L’œil gauche est fermé tandis que le droit est écrasé par une tomate : moitié crachat, moitié grenade. 

                   Que signifie cet appel au meurtre ? Qui est l’auteur de ce jet d’immondices ? Qui a eu l’idée de trafiquer ainsi l’une des photos les plus célèbres de Freud, réalisée en 1938, celle-là même qui avait inspiré à Salvador Dali - autre berné du XXème siècle - son fameux croquis ?            

                   Sur la photo originale, on voit le visage meurtri de Freud. En ce début d’année 1938, son cancer maxillo-facial s’étend jusqu’à la base de l’orbite, celui-là même qui est ici endommagé par la tomate. Malgré la progression du mal, il a tenu à sauver les apparences en demandant à son chirurgien de lui retirer un athérome qui l’empêchait de soigner sa barbe.                  

                   C’est le visage de ce Freud-là que le maquettiste a choisi de falsifier, évitant tout de même de jeter son crachat à la face d’un homme en exil, persécuté par les nazis et ayant subi, à cette date, plus de vingt-cinq interventions chirurgicales.  Oui, c’est sur ce visage-là, et au nom d’un scientisme délirant, que la joyeuse équipe de L’Express a commis son attentat.

                   Quant au responsable de cette sinistre farce, il a pour habitude d’inventer, au nom de la science, des causalités aberrantes du genre « si à la roulette, le numéro sept est sorti dix fois de suite, cela veut dire qu’il ne peut pas sortir une onzième fois ». 

                   En témoigne son article sur les Jeux olympiques de Paris dans lequel il explique que chaque succès – Athènes (2004), Pékin (2008),  Londres (2012) - a toujours été suivi d’une catastrophe : la crise de la dette (Grèce), le retour vers le marxisme-léninisme (Chine), le Brexit (Grande-Bretagne). Et il en déduit que la réussite parisienne conduira inéluctablement à un désastre politique : « L’indéniable réussite de ces jeux olympiques, écrit-il, a contredit les oiseaux de malheur. Mais, comme le rappelle l'exemple de Londres en 2012, attention à l’excès d’optimisme. »  

                   A lire de telles sottises, la phrase de Lacan que Françoise Giroud avait pris pour maxime de vie m’est revenue en mémoire :  « La psychanalyse est sans effet sur la connerie » (Leçons particulières, p.127)