Mai 1968 : Des analystes à la rencontre des étudiants

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Mai 1968 : Des analystes à la rencontre des étudiants

Ce texte est a été publié la première fois dans :Rev. Int. Hist. PsychanaL, 1992, S, 375-386

LAURENT LE VAGUERÈSE

II est de bon ton aujourd'hui de parler avec une certaine condescendance, voire un certain mépris des événements qui se sont déroulés en France, durant les mois de mai et juin 68. Quant aux acteurs de ces événements, surtout s'ils ont la faiblesse de demeurer fidèles à l'esprit libertaire

de cette époque, qualifiés de « soixante-huitards », ils sont l'objet de la risée

générale. Certains y verront la preuve que la grande peur suscitée chez les

uns et le grand émoi provoqué chez d'autres ont laissé des traces peut-être

indélébiles. Est-il, dans ces conditions, tout à fait déplacé de rappeler à ceux

qui voudraient l'oublier à quel point ces événements ont eu un impact

considérable sur la vie quotidienne des Français, et qu'ils ont sans doute

joué un rôle déterminant dans le déroulement de l'histoire du mouvement

psychanalytique ?

Pour ne citer que ce qui touche directement au domaine universitaire,

rappelons que le département de psychanalyse de l'Université de Vincennes, aujourd'hui Saint-Denis, ainsi que l'U.E.R. (Unité d'Enseignement

et de Recherches) de Sciences humaines cliniques de la Faculté de Censier

ont été créés aussitôt après, c'est-à-dire à la rentrée de l'année universitaire 68-69, et en constituent la conséquence directe. Que la création de

l'U.E.R. de Sciences humaines cliniques a eu pour conséquence de former

un nombre important de psychologues pourvus d'une formation axée sur la

théorie psychanalytique, le plus souvent analysés et qui, notamment après

 

Rev. Int. Hist. PsychanaL, 1992, S, 375-386

la dissolution de l'Ecole freudienne de Paris, se sont massivement installés

comme analystes, transformant radicalement le paysage analytique français,

ainsi que le rapport de forces entre les différents groupes psychanalytiques,

la dominance du nombre donnant l'avantage à ce qu'il est convenu

d'appeler « les lacaniens », même si ce qualificatif recouvre des réalités assez

éloignées les unes des autres, modifiant également et par la même occasion

le rapport de nombre entre les « laïcs » c'est-à-dire les non-médecins et les

médecins. Cette nouvelle population d'analystes non moins compétente que

la précédente va devoir affronter des conditions économiques difficiles.

Ayant souvent le plus grand mal à vivre de sa clientèle elle va allier une vie

professionnelle privée souvent clandestine avec d'autres boulots lui permettant de payer encore un temps analyste et contrôleur. Population qui par sa

masse va envahir les institutions de soins alors demandeuses, mais les possibilités se raréfiant, va en laisser beaucoup sur le carreau ou contraints

pour des salaires de misère à se transformer en O.S. de la psychanalyse,

transportés de plus en plus loin en province et dans les lieux les plus reculés

avec pour apport bénéfique une impulsion, un renouveau que ces institutions éloignées n'auraient peut-être jamais connus.

Quant au département de Vincennes, c'est, rappelons-le pour

mémoire, sur lui que s'appuiera Jacques-Alain Miller pour opérer sa

conquête de l'Ecole freudienne de Paris, et c'est sans doute grâce à l'existence de ce camp de base que sera possible la constitution de l'Ecole de la

Cause freudienne qui occupe une place importante dans le paysage psychanalytique français et internationale par le biais de « Champ freudien ».

J'en terminerai avec ce bref rappel pour souligner à quel point c'est en

se reconnaissant dans le « U.S. go home » de Jacques Lacan (nous sommes,

faut-il le rappeler, en pleine guerre du Vietnam agonisante et à quelques

jours alors du début de la Conférence de Paris qui devait consacrer la débâcle américaine) que beaucoup de futurs analystes ont fait le choix de leur

divan, exprimant de cette manière leur refus d'une psychanalyse « à l'américaine », adaptation à la société de consommation, valorisation d'archétypes désuets comme la réussite, la force de caractère, intérêt au contraire

pour les disciplines nouvelles comme la linguistique, l'anthropologie, la

sociologie et tout ce qui devait bientôt tomber sous le vocable de

« Sciences humaines ». Sur tous ces points les thèmes avancés en 68 paraissaient rejoindre ceux développés par J. Lacan et ses élèves, et ce n'est pas la

dénonciation par ce même J. Lacan au cours de son séminaire des errances

d'un Wilheim Reich qui aurait été susceptible de troubler les étudiants intéressés. Cela aurait bien pu etre le cas, tant l'opposition théorique sur le

mythe de la libération sexuelle était alors profonde entre J. Lacan et les étudiants. Cette libération des contraintes importantes qui pesaient alors sur la jeunesse étaient un des axes majeurs développés en 68. Il faut croire qu'à

l'épreuve des expériences de chacun il n'a pas paru si aisé de se défaire de la

culpabilité inconsciente, Lacan réaffirmant de son côté et à maintes reprises,

notamment dans son séminaire sur l'Ethique, combien la société naturaliste

ne pouvait qu'échouer à y parvenir.

Si les étudiants et une partie notable de la France intellectuelle ont

rejoint l'Ecole freudienne de Paris c'est moins par le fait de rengagement

idéologique ou militant de quelques-uns (je pense par exemple à M. Mannoni, alors dans la portée du Congrès sur les psychoses tenues en présence

des antipsychiatres anglais, je pense à Anne-Lise Stern qui avec Renaude

Gosset se lancera dans l'expérience du Laboratoire de Psychanalyse, je

pense à Jacques et Pascale Hassoun et l'expérience de « Garde-fous » et à

bien d'autres encore) ces quelques-uns donc étaient toujours du même

bord, que par la concordance des thèmes développés ; pour beaucoup,

J. Lacan était celui qui avait été rejeté, exclu pour avoir dénoncé un américanisme dominant, une structure hiérarchique rigide, pour avoir mis en

avant et le retour à Freud et l'intégration des dernières données intellectuelles et scientifiques, et non par le fait de la militance d'untel ou untel. Et

ce ne sera pas, quelques temps plus tard, la parution du livre signé du pseudonyme de André Stéphane et derrière lequel se dissimulaient deux titulaires de la Société psychanalytique de Paris : B. Grunberger et J. Chasse-

guet-Smirgel, L'univers contestationnaire, qui fera changer d'avis ceux qui

avaient fait ce choix. On ne dira sans doute jamais assez combien ce livre

aura joué un mauvais tour aux analystes progressistes, mais bien discrets à

cette occasion, de la S. P. P. Anne-Lise Stern en dénoncera les errements

dans les colonnes du Nouvel Observateur. Elle signera de son matricule de

déportée des camps de concentration nazis, inscrivant de cette manière son

refus absolu de faire du mouvement étudiant une chose, un rebut, un Juif,

être avec lequel" l'analyste comme le S. S. du haut de sa superbe ne saurait

rien -avoir de commun. Quant à Michel de Certeau, il en pourfendra dans

ces mêmes colonnes l'inexcusable médiocrité.

A quelques exceptions près, la réaction des analystes fut d'abord individuelle. Certains choisirent de prendre des positions publiques. Ils furent

peu nombreux. Exemple M. Mannoni qui, dans les colonnes du Nouvel

Observateur daté du lundi 20 mai, affirme que « certaines formes de revendication (peuvent) être un gage de santé mentale et non un signe de

Désadaptation » et qui avec un certain nombre d'intellectuels protestera

contre la dissolution des groupes gauchistes. Cette protestation sera également signée par 0. Mannoni, J. Laplanche et J.-B. Pontalis ; prise de position publique de J. Lacan au cours de son séminaire qu'il suspend à cette

occasion, répondant alors au mot d'ordre de grève du S.N.E.S.S.U.P. ,

Ainsi dans la séance du 15 mai on l'entend dire que « les analystes apportent leur témoignage de sympathie à ceux qui se sont trouvés pris dans des

contacts assez durs, pour lesquels il convenait d'avoir — ce qu'il faut souligner — un très grand courage ». Prise de position enfin, mais sous une

couverture pourrait-on dire, psychiatrique, d'un certain nombre d'analystes

(Bourguignon, G. Haag, Gendrot, etc.) qui loueront le calme et le sérieux

du mouvement étudiant dans son désir de changement et inviteront chacun

a une utile remise en question. Mais qu'il s'agisse de la participation aux

manifestations de quelques jeunes analystes, du geste de tel analyste connu

racontant comment il avait « lancé un pavé » ou plus sérieusement de ceux

qui sont venus discuter dans les amphis avec les étudiants ou sont intervenus pour faire avancer les choses dans les institutions soignantes, hôpitaux ou dispensaires dans lesquels ils travaillaient, il n'y eut pas réellement

de politique concertée, je veux dire de politique assumée par l'ensemble ou

une part importante de l'un des groupes analytiques. Ces derniers n'ont pas

pris de position publique en tant que tels. Ce qui ne veut pas dire qu'ils ne

se soient pas réunis et notamment à la S.P.P., lieu de débats agités dit-on,

mais ce n'est pas mon propos d'aborder ici les remises en questions internes

aux groupes psychanalytiques.

Revenons donc, si vous le voulez bien sur la ligne de départ, nous

sommes le lundi 13 mai et une manifestation absolument gigantesque vient

de se dérouler. On annonce plus d'un million de personnes, des étudiants

bien sûr mais aussi des « travailleurs », mot symbole de 68 s'il en fut. La

Sorbonne jusque-là occupée par les C.R.S. vient d'être évacuée et l'on

n'aperçoit plus un képi dans le Quartier latin. Aussitôt les mots d'ordre

invitent à l'occupation des facultés et parmi celles-ci, bien entendu, la nouvelle Faculté de médecine de Paris dont nous allons parler et dont les

étudiants ont été rejoints par ceux de 1" année jusque-là cantonnés à la

Faculté des sciences. Le lendemain, le mardi 14 mai, 7 000 étudiants votent

la grève générale des cours, des examens et l'occupation de la Faculté, et le

17 mai c'est la présentation des commissions de travail. On en dénom-

bre 14 : programmes et examens, concours, réforme hospitalo-universi-

taire, relation étudiants-professeurs, rapports-étudiants-personnel hospitalier, etc., ces commissions . pouvaient elles-mêmes se subdiviser en

sous-commissions à la durée de vie parfois éphémères comme on le verra.

Comme le notent Hervé Hamon et P. Rotman dans leur livre Génération :

« Les étudiants affluent, s'entassent, s'engorgent. Chaque amphi bondé devient une nacelle ,d'utopie [...] pour être du voyage il suffit d'entrer [..-]

Refaire le monde et en premier lieu l'université devient une urgence à nulle

autre égale. »

Une première commission, portant le n° 8 s'est intitulée « Commission des sciences humaines en médecine ». Elle travaillera pratiquement jusqu'à

la mi-juillet. Elle est bientôt doublée d'une commission 8 bis. J'ai personnellement animé la commission 8, en ce qui concerne la commission 8 bis je

dois à Patrick Weiller les informations que je rapporte et qui sont pour

l'essentiel contenues dans sa thèse intitulée : Tentative de mise en question de la

psychanalyse à propos du mouvement étudiant de mai 68 à la faculté de médecine de

Paris soutenue en juin 69 à Montpellier.

Avant de vous décrire le fonctionnement de ces deux commissions,

leur travail, et ce qu'il en est résulté, je voudrais vous rappeler dans quelles

conditions nous travaillions ; les étudiants étaient pris entre les "réunions

des assemblées générales, les manifestations parfois violentes donc passablement secouantes pour tous, les confrontations avec les enseignants mais

aussi le milieu familial, voire avec leur environnement large, et confrontés

a un quotidien qui mettait en avant non seulement leurs désirs de changements mais qui valorisait aussi leurs désirs sexuels. Un véritable cataclysme

se déroulait dans leurs têtes. Bien sûr il ne faut pas oublier que si les amphis

étaient combles, beaucoup d'étudiants sont tout simplement rentrés chez

eux en attendant que ça se passe. Ils ont fait comme la plupart des analystes.

Pour eux en 68 il ne s'est rien passé.

En confrontant impressions, souvenirs et documents, P. Weiller et

moi-même sommes arrivés à la conclusion que les étudiants s'étaient spontanément répartis en fonction de leur niveau d'études au moment des événements. Ainsi, la Commission des sciences humaines avait accueilli les étudiants les plus jeunes, disons jusqu'à la quatrième année, les plus avancés

s'étant plutôt dirigés vers la commission 8 bis tournée spécifiquement sur la

psychiatrie, enfin les aînés, ceux qui se trouvaient déjà en spécialité s'étant

plutôt polarisés vers les lieux de travail où ils se trouvaient en stage.

Dès le départ la Commission des sciences humaines va voir ses discussions alimentées par les analystes formés aux techniques de groupes et tout

particulièrement par les leaders de groupe Balint, d'une part — je pense

d'abord à Michel Sapir et à Ginette Raimbault pour ne citer que ceux qui

ont le plus marqué mon souvenir, mais il y en eut bien d'autres —, et d'autre part par ceux tournés vers les techniques de psychodrame. C'est ainsi

que nous y verrons pour ne citer encore que les principaux Gennie et Paul

Lemoine, Simone Blajan-Marcus et Pierre Bour. Les étudiants étaient

avides de questions et les motivations personnelles n'étaient, on s'en doute,

évidemment pas minces. Mais les discussions étaient insuffisantes pour

apaiser notre soif de savoir et la salle où nous nous réunissions tous les

après-midi s'est bientôt transformée non seulement en forum de discussion

mais aussi en hall de démonstration de psychodrame et de groupe Balint. A

la demande des étudiants, G. Raimbault avait demandé au groupe de pédiatres avec lesquels elle travaillait à l'époque d'accepter de tenir une réunion

dans la faculté occupée. Séance passionnante pour nous, mais difficile, au

moins dans le souvenir de son leader, recueillant après coup le témoignage

de la sensation de malaise ressentie par le groupe devant ce qu'il faut bien

qualifier d'exhibition. De même, nous eûmes le loisir de participer à plusieurs démonstrations de psychodrame, dont celle animée par P. Bour se

transforma en véritable happening et en triomphe pour son animateur !

Faut-il le préciser, nous étions « sans complexes », notre culot nous

servant de carte de visite, culot renforcé par bien des éléments sur lesquels

il serait un peu trop long de s'étendre, si j'ose dire. Les noms « connus »

que nous rencontrions ne l'étaient pas de nous et nous recevions chacun

pour ce qu'il avait à dire ou à vendre. Comme le rappelle opportunément

P. Weiller le tutoiement systématique était de rigueur et censé marquer notre non-respect des règles de bienséance habituelle, première forme de la

soumission à l'interlocuteur, de même d'ailleurs que le fait d'appeler chacun

« camarade », ce qui prenait certaines fois une tournure plutôt « cocasse ».

On peut, avec le recul, se moquer de ces petites manies. Certes elles n'empêchaient pas la manipulation des jeunes « blancs-becs » que nous étions à

l'époque, mais je crois qu'elles furent d'une certaine utilité dans l'apprentissage que nous faisions tous alors de la prise de parole, qui comme chacun

le sait, n'est pas une chose si facile à pratiquer.

Le folklore n'était pas absent, on s'en doute et les couloirs étaient également largement fréquentés par des farfelus en tout genre ; j'ai gardé en

mémoire P. Diel suivi par une petite troupe d'admirateurs et qui faisait à

qui voulait l'entendre l'apologie de l'auto-analyse. Nous savions au bout de

ces discussions, que les maladies étaient des phénomènes complexes, que

nous aurions beaucoup à écouter, le nom de Balint et des groupes dont il

avait théorisé le fonctionnement nous était maintenant plus familier. Nous

savions qu'il n'y avait pas seulement une médecine mais des médecines,

nous avions fait connaissance avec de nombreux analystes de tous bords et

plutôt sympathiques dans l'ensemble, bref nous n'avions pas perdu notre

temps ; quelque peu grisés par l'ambiance, nous pensions que c'était arrivé,

que c'en était fini des quelques cours de psychologie dispensés en 5° année,

qu'on allait enfin pouvoir faire des groupes de discussion lors d'un stage

infirmier programmé pour la première année, et ces groupes nous voulions

qu'ils mêlent ensemble tous ceux qui pour la première fois s'affrontent aux

malades, aux maladies, à la mort : étudiants des premières années bien sûr,

mais aussi élèves infirmières, élèves assistantes sociales, etc. Ce melting pot

avait dans notre esprit pour objectif de ne pas distinguer par une hiérarchie

artificielle tous ceux qui se trouvaient ainsi, de fait, affrontés aux mêmes

difficultés, et de les rassembler dans un lieu où ils pourraient se parler et apprendre à vivre et travailler ensemble. Nous pensions enfin pouvoir

élargir notre champ de réflexion et de formation intellectuelle. Nous pensions que nous allions entendre parler de psychanalyse, d'anthropologie, de

sémiotique et d'épistémologie. Nous pensions avoir définitivement enterré

la réforme Debré qui faisait une part trop belle aux sciences fondamentales

et qu'allait naître grâce à nous une médecine plus humaine, plus ouverte,

plus complexe aussi et donc plus créatrice, plus passionnante. Nous avions

pris la peine de préciser que les sciences humaines n'étaient pas un nouvel

ensemble de connaissance à ingurgiter mais une ouverture d'esprit, une

façon plus riche et plus féconde de concevoir l'expérience quotidienne.

Au cours de l'été, sur l'invitation de G. Raimbault et du Dr Gendrot

je devais faire la connaissance de M. et E. Balint, venus en France pour

rencontrer les leaders des groupes portant leur nom. A la rentrée un Livre

blanc des sciences humaines en médecine était rédigé en grande partie par mes

soins et un projet de mise en place d'un cycle de conférence programmé

pour cette rentrée. V. Smirnoff, en liaison avec M. Moscovici, avait

contacté dans cette perspective, une trentaine de conférenciers, en parti-

culier des analystes. Las, la rentrée dressait en face de nous la double barrière du découragement après les espoirs un peu fous et de l'administration

qui nous opposa une fin de non recevoir. Il est des obstacles qui avec un

peu plus d'expérience auraient pu être franchis. Ils ne le furent pas.

Chacun le sait bien, si mai 68 n'a pas inventé la « commissionnite » il

a largement contribué à sa diffusion : commissions et sous-commissions

pullulaient à l'époque, censées à la fois offrir à chacun la possibilité de

s'exprimer, tout en soumettant au feu de la « contestation » chacune des

structures ainsi constituée. La commission psychiatrie, créée à la hâte en fut

un bon exemple. Aussitôt née, elle engendra quatre sous-commissions ! La

première intitulée « Structure et enseignement » se consacra à un travail en

profondeur sur les structures de soins. Elle participa avec d'autres à L’invasion du bureau de Delay, alors titulaire de la chaire des maladies mentales

et de l'encéphale et qui, selon tous les témoignages, n'en menait pas large.

Elle prolongea ses travaux pendant près de trois mois, finissant son agonie

seulement vers le milieu du mois d'août. Elle s'attela à un vaste projet

d'université critique des sciences de l'homme élaboré en liaison avec les

étudiants et enseignants réunis au Centre Censier sous l'égide de deux

jeunes analystes, venus là un peu par hasard : J. Simmonot et J. Allouch et

le soutien plus discret de J. Laplanche.

Ce projet un peu fou visait à regrouper dans une même université

toutes les disciplines se rattachant aux « sciences humaines » avec pour

objectif la complémentarité et la critique réciproque des unes par rapport

aux autres ainsi qu'une redéfinition du contenu de chacune d'entre elles.Dans cette visée la psychiatrie devait être détachée de la médecine et s'intégrer dans cet ensemble plus vaste. Ce projet trouva son apothéose dans la

tenue de deux assemblées générales houleuses et gigantesques tenues l'une

à l'amphi Binet, à la nouvelle Faculté de médecine, l'autre dans l'amphi

Richelieu archicomble de la Sorbonne ou s'entassèrent à peu près mille personnes. Ce projet fut pris très au sérieux par un certain nombre d'analystes,

dont André Green, la place que pourrait avoir la psychanalyse dans la formation des psychiatres occupant une part importante des débats. Dans un

texte intitulé Psychanalyse et formation psychanalytique du psychiatre* sorti à

l'époque sous forme ronéotée, Green fait un certain nombre de remarques

concernant la nécessité de ne pas confondre la psychanalyse avec la psychiatrie, soulignant notamment que « la visée thérapeutique donc médicale (de

la psychanalyse) n'est qu'un de ses points d'appui avec lequel elle ne se

confond pas ». Il précise par ailleurs dans ce texte la conception qu'il se fait

du rôle du psychanalyste dans la société. Sa réponse apparaît révélatrice de

certaines inquiétudes de l'époque : « l'analyste, loin d'adapter l'individu à la

société poursuit une autre visée : le passage de l'inconscient au conscient.

Ce passage ne transforme pas le contestataire en mouton de Panurge mais

oriente la sexualité vers dès buts sociaux dont le choix est individuel et

ouvert aux options que la société peut offrir à l'individu ou que l'individu

peut offrir à la société. La contestation y a sa place dans les deux cas. Il est

faux de penser que le névrosé ou le psychotique conteste la société puisque

son état est invalidité et non protestation. La société ne fabrique pas la

névrose ou la psychose ; elle ne les tolère point. L'analyste tolère ce que la

société refuse, il assume à travers les paroles de l'analysé, dans des conditions déterminées, la contestation qui s'adresse aux personnages dont il

accepte d'endosser l'image aux yeux du patient ».

Il faut dire qu'à l'époque,

l’idée de faire passer d'office tous les futurs psychiatres sur le divan ne

paraissait pas totalement impensable. Quant aux thèses antipsychiatriques

elles étaient dans l'air. Si l'on redoutait que l'analyste ne supprime chez

l'analysant toute velléité de contestation, il n'apparaissait pas tellement

anormal à certains que la psychanalyse aboutisse à faire du patient un révolutionnaire à condition que son psychanalyste le soit lui-même, étant

entendu que la psychanalyse conduisant à la liberté de choisir, ce choix ne

pouvait se porter que sur la vérité révolutionnaire et libératrice. C.Q.F.D.

S'il ne faisait pas le « bon choix » c'est qu'il n'était pas tout à fait libre ou

l'analyste pas tout à fait révolutionnaire. Comme on le voit nous côtoyions

allègrement des gouffres ! mais précisément nous avons pu aller jusqu'au

bout de ces gouffres, en percevoir les impasses et les contradictions, et finalement entendre ce que les analystes défendaient au nom de leur éthique.

C'est sans doute là le point le plus fondamental et le plus essentiel, à mon

sens, de leur participation. La deuxième sous-commission eut une durée de

vie beaucoup plus courte, deux à trois semaines. Son intitulé « Psychanalyse » fait qu'elle nous retiendra davantage, après que nous ayons dit un

mot des deux dernières. La sous-commission « Contestation », chargée de

contester les deux autres, mourut au bout de trois jours, faute de spécia-

listes en contestation. La sous-commission « Coordination », eut le même

destin éphémère. L'hyperformalisme administratif agonisant bientôt, dans

l'indifférence générale.

Je ne crois pas trahir la pensée de P. Weiller en disant que s'il devait qualifier d'un mot le déroulement des travaux de la commission « psychanalyse »,

c'est celui de manipulation qui lui viendrait en premier. Convaincu par les

propos de certains des participants, et notamment ceux d'André Green, que

pour contester la psychanalyse, il fallait être analyste soi-même, la sous-

commission « Psychanalyse » se transforma assez rapidement selon les termes

mêmes de P. Weiller en agréables « conversations de salon, prenant dans leurs

meilleurs moments des allures d'analyse de groupe ou de psychodrame ». Le

premier élément de surprise fut la présence assidue de représentants des trois

groupes psychanalytiques aux travaux de la commission. Il faut, pour en

comprendre la raison, se replonger dans l'ambiance de l'époque et imaginer

que les étudiants, tout à coup, se trouvaient dans l'éventualité, inimaginable

quelques jours auparavant de posséder un réel pouvoir et de décider du fonctionnement futur tant de l'université que de la société tout entière. Tout le

monde semblait suffisamment convaincu de la crédibilité de cette hypothèse

pour qu'il se comporte face aux étudiants de la même façon que vis-à-vis de

n'importe quel autre pouvoir : séduction, conviction, manipulation, luttes

d'influences furent donc pendant quelques jours au rendez-vous. Je n'irai pas

jusqu'à dire que ce fut la seule préoccupation des divers protagonistes en présence, mais, en tout cas, on en trouve dans la thèse de P. Weiller le témoignage sans détour, témoignage recoupé d'ailleurs entièrement par celui de

J. Allouch : « Quand les choses ont tourné court ils ont commencé à tourner

leur veste. » P. Weiller garde en mémoire la rencontre au cours de laquelle

A. Green s'attacha à lui expliquer tout le mal qu'il fallait penser de l'Ecole

Freudienne de Paris et de J. Lacan. L'unanimité se réalisait cependant sur la

dénonciation d'une psychanalyse pour tous, fût-ce dans le seul cadre de la

psychiatrie, A. Green insistant sur le risque de débordement que pourrait engendrer un trop grand afflux d'analysants et par conséquent d'analystes,

M. Mannoni prenant de son côté appui sur l'exemple de la dégradation de la

psychanalyse aux Etats-Unis, prise dans son désir d'extension tous azimuts.

Au total l'impression retirée des commissions 8 et 8 bis furent assez opposées. Très positive en ce qui concerne la commission 8 plus dégagée

des luttes intergroupes, elle se révéla plus négative en ce qui concerne la

commission 8 bis, les analystes y faisant une nouvelle fois la triste démonstration de leurs luttes fratricides sous le regard ébahi de leurs auditeurs. Les

récents débats auxquels j'ai pu récemment assister à propos de 'la proposition de S. Leclaire m'ont d'ailleurs largement convaincu qu'en vingt ans les

choses n'avaient pas changé.

J'ai commencé cet exposé, dont je n'ignore évidemment pas les

limites, en soulignant que les événements de 68.avaient eu un important retentissement, y compris sur le mouvement analytique. Je n'en dirai évidemment pas de même pour ce qui concerne renseignement dans les facultés de

médecine ou la situation dans les hôpitaux. Dans les facultés rien ou

presque n'a bougé, et si dans les hôpitaux une certaine humanisation est

intervenue sous la poussée des usagers, les analystes n'y ont que rarement

leur place, leur situation dans les services demeurant toujours aussi délicate

et marginale que par le passé. -

Laurent LE VAGUERÈSE,

"' ''' 6, rue Mizon,

75015 Paris, France

Mots clés

Commission « Psychanalyse » — Formation des médecins — Médecine — Politi-

que - Université.

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ment étudiant de mai 68 à la F'acuité de médecine de Paris, thèse de doctorat en

médecine, Montpellier.

RESUMES

Les événements qui se sont déroulés en France durant les mois de mai et

juin 1968 ont concerné les analystes à plus d'un titre. Outre qu'ils ont accéléré la

réflexion sur la formation des analystes, ils ont eu des conséquences importantes à

l'Université : la création du département de sciences humaines cliniques de la

Faculté Censier, la création du département de psychanalyse de Vincennes, la

constitution de la Faculté de Bobigny en découlent directement. En retour ces

différentes créations universitaires ont eu d'importants retentissements sur le

mouvement psychanalytique en France. Après un rapide bilan, l'auteur s'attache

à décrire le fonctionnement de deux commissions créées durant les événements

de la Nouvelle Faculté de médecine de Paris par les étudiants. Il montre comment

les analystes y sont intervenus, et comment leurs propos furent entendus.

May. 1968 : Psychoanalysts and thé Student 'Protest Moveme

Thé eyen.ts (hat took place in France during May and June 1968 concer-

ned analysts ih more ways than one. Besides thé transforming influence thé

May upheaval had on their approach to thé question of analytiç training, it aiso

entailed many important changes in universides : thé création of thé Départe-

ment de sciences humaines cliniques at Censier University, of a Départaient of

Psychoanalysis at thé University of Vincennes and of a new Faculty of

Medicine at Bobigny. Thèse différent new university institutions had in tum

important repercussions for thé French psychoanalytic movement. After a

rapid assessment of thèse transformations, thé author gives an account of thé

debates and décisions of fwo committees that were set up by students at thé

Nouvelle Faculté de médecine de Paris during thé evenrs, showing in what

manner analysts were led to participate in thèse committees and thé réception

that was given to what they had to say.

Texte publié p. 387-390.

Mai 1968 : Die Pychoanatyïiker begegnm den Studenten

Die Ereignisse, die sich irn Mai und Juni 1968 in Frankreich abspielten,

betrafen die Analyriker in mehr aïs einer Hinsicht. Abgesehen davon, daB sic

die Reflektion ûber die psychoanalyrische Ausbildung beschleunigteo, hatten

sie auch wichrige Auswirkungen aufdie Universitàt : die Schaffung des

« Département de sciences humaines cliniques » (Abteilung fur Humanwissen-

schaften) an der Fakultàt Censier, die Schaffung des « Département de psycha-

nalyse » (Abteilung fur Psychoanalyse) von Vincennes sowie die Grùndung

der Fakultàt von Bobigny gehen direkt- aus ihnen hervor. Dièse universitàren

Neubildungen hatten ihrerseits rùckwirkend wichdge Auswirkungen auf die

psychoanalytische Bewegung m Frankreich. Der Autor zieht kurz Bilanz und

bemûht sich dann, die Arbeir zweier Komissionen vorzustellen, die von den

Studenten wàhrend der Ereignisse an der « Nouvelle Faculté de médecine de

Paris » (Neue medizinische Fakultàt von Paris), gebildet -worden waren. Er

zeigt, wie die Analyriker dort mitmachten und welche Aufnahme sie fanden.

Maggio 1968 : psicanalisti all'ïncontro degli Studenti

Gli eventi che si sono svoiti in Francia durante i mesi di Maggio e Giugno

1968 hanno riguard^to" gfi analisti a più di un titolo. Oitre ad aver accelerato la

riflessione sulla fbrmazione degli analisti, essi hanno avuto délie conseguenze

importanti all'Università : la creazione del Dipartimento di Scienze Umane

Cliniche délia facoltà Censier, la creazione del Dipartimento di Psicanalisi di

Vincennes, la costituzione délia facoltà di Bobigny ne derivano direttamente. Di

riflesso queste difFerenti creazioni universirarie hanno avuto délie risonanze

importand sul movimento psicanalitico m Francia. Dopo un rapido bilancio,

l'autore attacca a descrivere il funzionamento délie due commissioni create

durante gli eventidella Nuova Facoltà di Medicina di Parigi, da parte degli

Studenti. Egli mostra corne gli analisti vi sono intervenuti cd, in che modo i loro

discorsi furono intesi.

Mayo del 68 : anaIistaiJ estudiantes

Los acontecimientos de Mayo y Junio de 1968 tuvieron gran importancia

para los psicoanalistas franceses. No solo acceleraron la réflexion sobre la for-

maciôn de los analistas, sino que ademâs tuvieron amplias consecuencias en la

Universidad : creaciôn del Departemento de Ciencias Humanas Clinicas en la

facultad de Censier, creaciôn del Deparramento de Psicoanâlisis en Vincennes,

creaciôn de la Facultad de Bobigny. A su vez, estas creaciones universitarias

incidieron en el movimiento psicoanalitico francés. Tras un rapido balance, el

autor describe el funcionamiento de dos comisiones creadas por los estudiantes

durante los acontecimientos en la Nueva Facultad de Medicina de Paris. Mues-

tra cômo intervinieron los analistas y cômo se los escuchô.

Comments (1)

Dans ce moment où dans les institutions et dans la société une dépossession de la place de sujet devient insupportable un tel texte fait du bien sur la prise en réflexion pour retrouver une position d'acteur d'utopie.

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