Quarts de tours...

Michel Roussan

Développement d'une intervention au :

Colloque organisé par Œdipe sur Internet

Du séminaire aux séminaires. Lacan entre voix et écrit

samedi 26 et dimanche 27 novembre 2005

Quarts de tours…

N'ayant pas eu accès à quelque enregistrement de ce que j'ai dit, j'essaye d'en écrire quelque chose un peu comme si je le disais pour la troisième fois. Je suis, devant le texte qui va suivre, comme devant un tissu froissé, roulé en boule. Tout en serait-il écrit ? Aux hasards des plis, comme des motifs anamorphiques, apparaissent des assertions absconses, pythoyables, si j'ose dire. Le ridicule ne tuant pas, je vais essayer de déplier ça en vérifiant si ce sont des énoncés ou des fantômes et en quoi la pythie disait vrai. La pythie vient en mangeant, dit-on.

Il s'agissait d'une rencontre concernant la transcription, très problématique, des séminaires de Lacan. Ce n'était peut-être pas la première, mais elle avait l'avantage d'accueillir la participation de Jacques Alain Miller et donc d'ouvrir une perspective à ce qu'un point soit marqué, d'orgue ou de capiton selon, aux tracasseries poubelliques. Certains étaient de maquis pris, d'autres de partis, mais tous semblaient enfin décidés à l'acte d'une réversion, laissant à son arpentage le champ d'inouï, de ce que Lacan se soit tu — quatre fois donc, dont la dernière… Il m'est arrivé, à risquer une première transcription, de L'Identification — c'était en 1993 —, de l'introduire d'une note où j'entendais déjà marquer la singularité de l'entreprise, autant qu'alerter sur les risques, toujours plus actuels, d'un ravalement — d'une commune "niquation" — du phénomène. Il est bon, me semble-t-il, de rappeler en effet que de Lacan nous n'avons jamais eu, et que nous n'aurons plus. De cet inouï je me dirais, très humblement, travailler à ce que l'incompréhension en soit plus précise, articulée. Voici le texte :

« Nous n'saurions trop r'commander au lecteur de Lacan de chercher à l'ouir : il entendra c'qu'il entendra ! soit : comme, c'que Lacan était pensé, il entendait l'dire, au sens propre de l'montrer. En quelle mesure son dire lui-même se fait, de son énoncé, la deixis en son énonciation, c'est ce dont nous aurions aimé trouver, pour une retranscription, les caractères, hormis les quelques pâles exclamations et suspensions pointillées dans le texte. Mais il faut bien se faire à l'impuissance où se tient l'écrit d'une cinquième de Beethoven, à ne jamais pouvoir, hors son incarnation vocale, canonner quiconque de ses quatre coups inauguraux. Tout est là, dans la partition, mais chiffre d'un acte dont l'efficace est à venir. Disons que l'impuissance de l'écrit ici s'ouvre sur la puissance de l'acte qu'il lettre. Or on sait que cet acte auquel trouvait lettre Lacan était de formation, mais à la psychanalyse, donc au moins double : acte de transmission, d'un savoir certes, mais en acte de l'invention sous le jour de sa vérité… où la subversion de l'énoncer visait celle de qui se prenait à son énoncé. Tout ça, bien sûr, reste dans le chiffre de ce qui à l'inverse, du séminaire peut bien, sous forme d'écrit, se sédimenter de sa parole. Il reste cependant essentiel de conserver les gestes mêmes de l'énonciation de qui à ce point se fit voix du bien dire, maintenir si possible cette tension entre jouir et savoir, éviter d'écraser en un savoir ready-made ou professoral la rature qui, d'une coupure, le dit cerne. Pour une pensée du déchet, le déchet compte, serait-ce pour rien. Il vaut donc, pour ce dire, d'éviter d'énucléer le dit, recousu d'un semblant au sot prétexte d'en faciliter la lecture, la compréhension ».

La première fois que j'en parlais donc, c'était invité par Cyril Veken de l'A.L.I, le 12 juin 2005, où j'ai proposé, au titre d'a-transe scription, ce que j'entends de ce qui reste à transcrire des dits de Lacan. J'en conçois la conclusion différemment maintenant, concernant les quarts de tour des discours. Je dirai comment plus loin.

Ce reste à transcrire des séminaires est multiple, à savoir que Lacan suspendit son dire quatre fois. On peut retrouver ce qu'il a dit des deux premières fois aux pages 16 et 17 de l'édition de L'envers au Seuil1. La première, c'était en 63, sur les noms du père, qui ponctua la période dite "de la rigolade", soit de musement, pour l'ouvrir à l'époque scripturante, si je peux dire, de l'ENSeignement. La deuxième en 68 sur, me semble-t-il, un moment d'interprétation de ce qui fonde l'analyse de son envers, le discours du maître. La troisième, du tragique mutisme du dernier Lacan, nous laisse aux rives borroméennes. La quatrième, devant sa disparition.

Ces restes à transcrire d'autre part, le sont bien plus au sens de ce qui se ramasse d'une parole que de celui des vicissitudes éditoriales. J'entends, de ce qui se désigne, de cette quatrième fois, du statut d'œuvre : L'œuvre de Lacan. J'y désignais comme "a" une particule chue, dans cette "colligation", entre deux versants par quoi du sens advient : versant savoir et versant vérité. Un reste serait perdu, du processus sémiotique de chacun de ces versants, un reste qui serait à la fois le même et différent, d'un autre registre, un peu comme deux occurrences d'un type. Le type "a", ou objet (a).

Deux versants de ce que peut se proposer un discours : enseigner et convaincre. Deux versants dégagés du fond — de la lettre —, d'une part, de ce qui, de Lacan, est à transmettre, et de la forme d'autre part, soit de la fonction dynamique d'un transcrivans qui, plus particulièrement adressé, causerait, d'une perte, pour ceux qui s'y représentent (analysant/analyste), un désir.

D'une perte, voire de la fonction d'a perte d'un objet, comme il appert de cette même fonction : l'a privatif par quoi certains signifiants se dénotent de n'en être pas un autre (Du cosmique l'acosmique, de la phasie l'aphasie, de la symétrie l'asymétrie, du type l'atypique, de la norme l'anormal). Une a-perte donc, tout autant perte d'a que co-mémoration d'un reste, sa perte.

Cet objet se désignerait de son a-perture, de ce qui cercle son absence. La fonction de vérité, dans un des quatre discours dont je vais parler, dans le discours de A, consisterait en un cerclage de l'insu du tout-savoir S2. Lacan ajoute : le savoir comme vérité y définit — y mi-dit — la structure de l'interprétation sous les deux versants de l'énigme — énonciation en attente d'énoncé — et de la citation — énoncé en attente d'énonciation.

Ces points d'a-perture, ou ces nœuds du discours, autrefois appelés "points aveugles", sont des cercles, des bords où viennent s'ajuster, entre parenthèses, bien des avatars d'a : son propre regard par exemple. Ici, dans le discours de A, l'objet perdu est en place d'agent — d'un processus de sémiose par exemple.

Deux versants donc, savoir et vérité, eu égard aux lettres de paroles d'une part et d'autre part aux paroles de lettres, au tonal : la voix en tant qu'objet perdu de qui les proféra. Je rapporte la fonction du transcrivans et la dynamique de la jouissance à l'effet de vérité.

Ces deux versants ne sont pas du même registre. A suivre en effet l'introduction que Lacan fait, en son séminaire de l'année 1969-70, de la combinatoire du tétrapode ou tétragramme des quatre discours, le savoir est une lettre, S2, et la vérité une place, "en bas à gauche", au "dénominateur" de l'agent de la formule. En quoi cette hétérogénéité, que je désigne de façon partielle par savoir et vérité parmi seize possibilités (savoir/semblant, savoir/travail, savoir/produit, etc.), traduirait-elle de façon caractéristique ce reste à transcrire ? Si le savoir semble bien se recueillir de la lettre (qui se corrige), par quelle translittération, ou délittération la vérité effectuerait-elle ce savoir, d'en frapper les lecteurs du séminaire ? Il arrive que le savoir soit en place de vérité, comme c'est le cas du discours de l'analyste. C'est dans cette configuration que les deux versants en question se conjuguent. Comme je disais, ici se cercle — fonction de vérité — l'insu du savoir. Je reprendrai la question plus loin, après une introduction plus précise des discours. Pour l'instant, si la translittération d'un savoir ne semble poser que problèmes techniques de lettrage, la question demeure de ce deuxième versant, de vérité, de dynamique d'un transcrivans, de jouissance de la lettre qui, concernant la transcription du reste à Lacan, a pu prendre si grande importance — cf. le rapport si singulier de certains possesseurs à leurs archives.

Pour ce qui est plus précisément de ce deuxième versant, que j'ai appelé l'a-transe, c'est ce dont je dirais : "j'ois sens de la voix", autrement dit "jouissance de l'(a) voix". C'est bien en ce que l'a s'effectue, par exemple, d'une découpe de ce que tisse la belle voix de l'hypnotiseur qu'est trouée la fascination : "J'ois sens" d'où je ne suis pas. En cela, au sens versus vérité se troue, se déchaîne ce dont le savoir fait chaînes signifiantes. Ce déchaînement procède par coupures et, pour ce qui concerne la scription des séminaires de Lacan, j'ai cru en repérer deux occurrences qui me semblent exemplaires. Je dirai plus loin lesquelles.

Il y a donc transe, c'est-à-dire jouissance de la voix, d'une part, et d'autre part scription des paroles, c'est-à-dire écriture, ordre de l'écrit, du savoir. De l'un à l'autre, ces registres s'articulent de la découpe d'un reste à transcrire. Je pose — mythe —, pour reprendre Lituraterre maintenant 2, que cet (a) fait lettre manquante, au même titre que l'est "S de A barré", formule du refoulement originaire, de l'Urverdrängt. De sa perte originaire, cette lettre assure sa présence de type et permet le jeu, l'étal des occurrences littérales : toutes les lettres incarnées, corporéisées, les a, b, c,… dont se produisent écrits et discours, dont par exemple se transcrit le séminaire. Il s'agirait, en cette production, de ce que l'élision d'(a) découpe, de la transe à la scription, comme reste à la jouissance. Soit : une lettre — égarée, en souffrance, voire perdue — qui fasse littoral de la transe à la scription, ou de la jouissance au savoir. Les petites lettres entourent ce point d'élision, y tracent parcours, nœuds et, pour ce qui nous concerne ici, matérialisent les différentes éditions du séminaire : lacunaire, officielle, officieuse, interne, pirate, populaire, savante, etc. D'entre ces différents parcours grammaticaux, c'est le cas de le dire, tracés de lettres, on peut dégager deux intentions principales : d'une part de cerner ce dont il y a trace que Lacan l'ait dit, d'autre part de dire ce qu'il a dit. Manque et signifiant maître ne sont alors pas du tout à la même place, n'ont pas la même fonction. Ils alternent entre place d'agent et de produit.

Diable, voilà qui est bien obscur ! Que veut dire tout ce charabia ? Serait-ce le char à bras du déplis, d'ouvrir ce discours par ses nœuds de concours ? Continuons… Qu'a-t-il dit, donc ?

L'intérêt d'une articulation plus serrée du processus d'invention signifiante — que je peux bien reconnaître à Lacan qui, lui-même, attitrait Héraclite de l'usage d'une mantique 3 — se montre à l'inscrire aux combinatoires du, non pas trépied, mais tétrapode des quatre discours. J'ai essayé, ce tétrapode, de le présenter comme suit, sur le registre de l'hypotypose, aux journées organisées par Laurent Le Vaguerèse :

« Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais il paraît qu'il se tient actuellement un colloque, sur la transcription des séminaires de Lacan. Vous devriez y aller, il paraît que c'est très bien, on y apprend beaucoup. Il y a là des gens vraiment très intéressants, à un titre ou à un autre, acteurs ou spectateurs. Il paraît qu'il y aurait au moins un maître, S1, à ce colloque. Il y en a peut-être plusieurs, mais en tous cas, il y en a au moins un. Il y a aussi des gens très savants, qui s'y connaissent en Lacan et travaillent vraiment beaucoup, des S2. Il y a également des cancres, (a) — sans me vanter, ce serait plutôt ma place —. Lacan y plaçait, au titre d'étudiants — d'astudés, comme il disait —, les consommables de la structure universitaire du discours. Il y a enfin ceux qui sont partagés, les S barrés, $, qui ne savent pas très bien ce qu'ils font là, qui sont représentés par tel ou tel, signifiant ou institution ».

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« Bref, il paraît que tout ce beau monde fait discours, et si je me reporte aux articulations de Lacan, ils n'en pourraient articuler que quatre, de discours. Enfin, disons que, de façon idéale —laissons le cinquième, du capitaliste —, quatre seraient tenables, soient quatre positions subjectives, dont les structures alternent en quarts de tours. Soient les structures M du discours du maître, H de l'hystérique, U de l'universitaire et A de l'analyste ».

J'entendais par cette introduction poser la scène présente sous les auspices de cette combinatoire mais il fallait justifier plus avant les raisons de ce choix.

Du fait que ces quatre formules s'enchaînent, au fil du discours d'un sujet, selon des rythmes divers, il peut arriver que certaines positions se retrouvent plus fréquemment. Ces points de retour marquant alors une tendance, je demandais quelle serait celle de cette rencontre — magistrale, hystérique, universitaire ou analytique ? — au même titre que je proposais une lecture des différents modes du "transcrire Lacan".

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Il paraît important de noter dès l'abord que la question de la circularité des quatre discours, bien qu'introduisant une dimension temporelle — telle position vient de telle autre et tend vers telle autre encore, une position se fondant après-coup de la suivante —, ne doit cependant pas donner lieu à transformations formelles, inspirées d'une algèbre ici déplacée. Le glissement apparemment connexe des formules, induit du quart de tour de leurs éléments, qu'il soit dextrogyre ou lévogyre, ne doit non plus nous priver d'envisager le passage immédiat d'une formule à son inverse, déplacée d'un demi-tour. En effet, chaque position se sous-tend d'une inverse — telles M et A l'une pour l'autre, ainsi que H et U — les deux membres de chaque formule étant doublement inversés les uns par rapport aux autres. Analyser serait ainsi l'envers de gouverner, de même qu'éduquer le serait de faire désirer.

La question est donc : Si je pose que la tendance du discours de Lacan, son point de visée idéal, son point de perspective est, en ce qu'elle nous y intéresse, celle du discours de l'analyste, quels sont les effets de notre articulation à ce discours eu égard aux différentes positions depuis lesquelles nous l'abordons, nous analysés, élèves ou transcripteurs de Lacan ? Quels en sont les effets sur ce qui est produit, de la transcription du reste ?

Apparemment, notre position peut s'articuler comme elle-même analytique, mais aussi bien hystérique, universitaire, ou magistrale. Quels éléments détermineront les effets de telle ou telle combinatoire ? Devons-nous attendre quelque particularité effective des rapports d'homologie, de connexité ou d'inversion que notre position établit avec la position A ? Il faut pour cela examiner les formules plus avant : les places qu'elles réservent à la mise en jeu des quatre lettres n'ont pas été nommées. Je donne ma lecture de la dynamique de ce quatre quarts.

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En première approximation, chaque formule se divise en deux champs, gauche et droit, du sujet et de l'Autre, structurés sur le mode de la métaphore : S/s. Quatre places sont ainsi dégagées, par les termes recueillis de Lacan, dont les fonctions prennent les valeurs qui s'y succèdent — S1, S2, a, $. Deux liaisons, que je dirais métonymiques, articulent les versants droit et gauche. Au "numérateur", l'opérateur "flèche", d'un autre sens que de simple projection. Au dénominateur un opérateur "barrière", de la jouissance. Je mentionne aussi deux autres liens, transversaux.

Le processus, que j'ose appeler de sémiose, qui anime ce quatre quarts est induit de la case du haut à gauche, celle de l'agent., que Lacan appelle parfois, faute de mieux, dominante. C'est aussi la place du semblant. L'agent commande ou cause, selon, de l'Autre (en haut à droite), une mise au jouir signifiante. Soit, mise au travail du réel, à l'épreuve du signifiant. En ce sens elle dénote un impossible. L'incohation, négative ou impossible de l'agent, trouve à cette épreuve le soutien du désir de l'Autre. Le signifié, si je puis dire, de cette mise au travail signifiante se dégage d'une production, pour l'un : celle d'une plus value, de ce qu'il laisse à l'autre d'un plus de jouir (en bas à droite). L'effet de vérité de cette production (en bas à gauche) n'est pas tant fonction de jouissance du produit, puisque celle-ci est en quelque sorte laissée en pâture, que de littéralité de l'agent, dont elle tient la place de signifié. De l'un à l'autre, en effet, du produit à la vérité, la jouissance fait trou, soit fonction de découpe où s'a-perd son objet. La vérité, elle, donne ses lettres, si l'on peut dire, au semblant. C'est là son effet d'assise, de détermination après-coup.

Pour lors, je laisse au curieux l'heur d'autres lectures édifiantes, entre autres celle de Marc Darmon 4.

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Pour ce qui nous occupe, cette description sommaire permet de dégager certaines valeurs. Ce que j'appelle "reste à transcrire" de Lacan — discours A — se tient en place de vérité, qui se conjugue au savoir du scripteur, à fonder de son insu le cerclage d'une a-perte à l'incohation du procès. C'est un reste à dire qui est notre reste à transcrire. Au produit : le signifiant maître d'un supposé savoir. La mise au travail signifiante s'effectue, dans le champ de l'Autre, pour un sujet, de ce qu'un signifiant maître soit produit. Ce qui peut s'épingler du nom de signifiant maître chez Lacan ne manque pas et ne tient pas seulement d'une suspension de discours à l'aune de celle concernant les noms du père par exemple. D'autres suspensions sont plus discrètes, comme peut le montrer par exemple l'hésitation à écrire l'autre d'un "a" majuscule ou minuscule.

La question pour nous est donc de savoir de quel bois nous faisons fagots, à transcrire. Que plaçons-nous à l'agent de notre travail ? La question suivante étant d'en reconnaître le produit.

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Je ne développerai pas maintenant le détail de cette combinatoire, qui je vous assure peut nous être d'une grande aide à préparer, de Lacan, une édition tout autant respectueuse de l'énoncé de son énigme que de l'énonciation de sa citation. Je voudrais juste insister sur le phénomène de rupture, de discontinuité à l'articulation d'un quelconque des quatre discours — du transcripteur — au premier, A en l'occurrence, de Lacan (au centre).

J'ai cru noter, comme je l'ai annoncé, deux de ces coupures, deux de ces évanouissements typiques d'un processus identificatoire. Le premier consiste en cet extrait, dont Jacques Alain Miller se lasse à juste titre qu'il ait pris tant d'importance, de la notice par lui écrite en regard de sa première édition d'un séminaire de Lacan, Les quatre concepts de la psychanalyse 5. Cette importance même cependant fait signe de ceci, d'un double effacement :

« On a voulu ici ne compter pour rien, et procurer, de l'œuvre parlé de Jacques Lacan, la transcription qui fera foi, et vaudra, à l'avenir, pour l'original, qui n'existe pas ».

Si cet énoncé est bien énoncé de structure, à savoir des places du tétraèdre, il ne dit rien cependant de la distribution des valeurs, soit du discours sous-tendu. Le seul témoin que nous ayons, me semble-t-il, de cette distribution se trouve, comme son nom l'indique, dans la distribution précisément du séminaire, sous sa forme concrète, légale. Elle fut et reste, pour une grande part, contestée. Contestée positivement, par de nombreux travaux et autres éditions des séminaires. Il semble que cette critique soit apparue avant même la disparition de Lacan. A cette édition il fut reproché ceci, qui ne semble plus d'actualité d'ailleurs, d'être hermétique à ces critiques. Certaines furent sévères, comme Le transfert dans tous ses errata 6, qui donnèrent occasion à l'éditeur de corriger l'ouvrage. D'autres cependant, comme en témoigne le recueil épistolaire de Gabriel Bergounioux s'éditent de lettres restées lettres mortes 7. Quels que soient, de ces critiques, la valeur, le fondement, les effets, l'histoire de cette édition témoignerait, au travers de celui que je désignais tout à l'heure du S1 de la docte assemblée, d'une reprise à l'agent du signifiant maître. D'une sommation du S2 du savoir/vérité il produit ce dont le sujet se m'être-ise, comme disait Lacan. Le trait unaire de cette identification se fait à la lettre du corps. Au signifiant produit de ce double effacement d'un sujet, de ne compter pour rien, et d'un objet, de n'exister pas, Jacques-Alain mit l'air du nom si je puis dire, à suivre Lacan. Ce nom fait loi pour la lettre. Je vous laisserai là, muser à cette reprise, en position M, du "reste à transcrire".

Pour ce qui est d'une deuxième coupure, je voudrais rendre hommage à Maria Pierrakos, dite "la tapeuse", qui a fait état de son "contre-transfert" et l'a publié au sous-titre "d'une sténotypiste fâchée", "d'une psychanalyste navrée" 8. Il s'agit de la sténotypiste rencontrée par le groupe Stécriture. Maria Pierrakos décrit, dès l'ouverture, une sorte de schize contemplative entre l'action mécanique, réflexe, de transcrire ce qu'elle entend et celle de voir ce qui se passe, de s'y projeter. Elle se dit absente, passive, muette voire même n'écoutant pas vraiment ce qui se dit. Déconnectant les doigts de la pensée, elle dévisage l'orateur durant de longues ek-stases. Le registre est ici accentué, de la séparation déjà dite, de transe à scription. Elle est, au fil de ses contemplations, frappée par un jeu, entre personne et objet du discours, entre personne et personnage, par un plus ou moins grand degré de mise en scène, un besoin de déguisement. La mise en scène, l'habillement de la voix : sa tonalité, sa chaleur, sa sécheresse ou sa platitude lui deviennent très sensibles. Loin d'écouter vraiment ce que dit Lacan, elle s'append au registre du jouir de la voix. Ça pense là où elle n'est pas : ses doigts.

Dans un autre temps, assez éloigné de cette période puisqu'il date de 2002, désigné de la parution d'un article de Jacques Alain Miller 9, elle fait état d'une impression d'imposture. Une imposture concernant, de Lacan, non pas sa théorie ou sa pratique d'analyste mais l'entité qu'il formait avec son auditoire. Elle présente cette entité comme un être monstrueux, un "couple pervers communiant dans un langage secret et des rites sectaires, avec d'un côté le dévoilement des mystères, de l'autre la soumission et l'adoration". Un mécanisme orgasmique est évoqué, décrivant l'abandon de ce grand corps aux ondes éveillées par la voix du maître : "Il y avait là quelque chose de presque obscène pour qui, comme moi, ne participait pas à la communion, qui était en position de voyeur". Maria Pierrakos donc, d'une première séparation évoquée, des doigts et de la pensée, procède à une autre séparation, s'effaçant à oublier qu'elle participait, elle aussi, à ce qu'elle appelle "communion" : elle frappait le sténotype, seule trace écrite de cette profération. Hormis les notes d'auditeurs.

Elle aurait été, dit-elle, dans une position privilégiée : ce discours ne lui étant pas adressé, elle pouvait se tenir de façon assez atopique, ni dedans ni dehors, en une sorte de non-lieu d'où les "procédés d'emprise et de séduction" lui seraient apparus au premier plan, sous une sorte de regard objectif, désubjectivé, pour reprendre la coupure doigts-pensée. Nous apprendrons que ce détachement n'était qu'apparent : en Maria Pierrakos couvait l'intérêt, peut-être alors inavoué, d'une formation à l'analyse.

Après un passage sur le foisonnement des codes de ce qu'elle nomme le "parlacan" et la mise en avant d'un processus d'aliénation nourri d'injonctions paradoxales — du type soyez libre/soyez esclave, soit : faites comme moi, soyez inimitable —, elle embouche le registre de la sidération : l'imitation spasmodique des membres de ce corps monstrueux. C'est ici qu'intervient le souvenir personnel, dit de la tapeuse.

La position subjective consciente, affichée, de Maria Pierrakos est alors la suivante : "se faire la plus transparente possible", cette position prenant ses titres de ce que l'être ne soit pas nié, dit-elle, mais que la courtoisie dirige les échanges ordinaires. Or Lacan ne lui aurait jamais adressé la parole, si ce n'est une seule fois, indirectement, la désignant de façon vexante en une formule qui la vouait à l'opacité soudainement importune : "aujourd'hui nous terminerons plus tôt : la tapeuse doit partir en avance". Un autre souvenir, du même registre de la vexation, est évoqué à cette occasion, concernant son mari : points d'éllipse subjective.

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Il semble que cette "hainamoration" de Lacan tienne au fait qu'elle était venue volontiers sténotyper les discours du maître, car elle voulait devenir analyste. De ce fait, ce désir la plaçait, à un second titre, dans une position de destinataire de ce dire. Le nœud de déception indique alors assez, dans la mise en scène signalée, ce qu'attendait Maria Pierrakos de sa position de scribe des dits de Lacan : que l'être du sujet fût, entre des signifiants choisis, courtoisement représenté, à ce que le déchet tienne en place de vérité. Le trait unaire de cette identification se fait, cette fois-ci, au corps de la lettre. Ce corps déjeté, annulé d'où le sujet s'agence, d'une sommation du signifiant maître.

Cette sommation prend le visage d'un plaidoyer contre une dimension pourtant essentielle du signifiant, le "pas de sens" de la métaphore — on y sent bien l'effet qui porte à la transe : trans-fert…—, elle s'accroche à l'icône outragée de la signification, se plaint que les Witz fussent adressés plutôt qu'harmlos, mais l'insurrection fait long feu. Le nom de Lacan prenant statut d'un "tout dire", Maria Pierrakos pensa que son discours l'imprégnerait pas osmose, d'assister aux séminaires, de retranscrire la sténotypie, d'écouter les enregistrements (elle a commencé à l'E.N.S). Le reste à transcrire, que je nommais S2 tout à l'heure, dans le discours A, en position de vérité, est alors à produire. Pourtant cet enseignement resta, à son dire, pour elle "lettre morte", au moment de sa passe "au métier de psychothérapeute", puis d'analyste. La lettre n'avait pas fait corps, l'énoncé n'avait pas trouvé son énonciation, ni l'énonciation son énoncé. Pour ce qui nous intéresse, l'état actuel de la sténotypie des séminaires, fruit de cette mise au travail osmotique, membranaire, est aussi bien première trace "d'un original qui n'existe pas", pour reprendre Jacques-Alain Miller, que lacunaire et fautive. Elle est tout à fait impubliable en l'état.

Voilà, c'est à peu près ce que je voulais dire. Je laisse à développer ces propos dans les voies que j'ai pu esquisser. Ceux qui verront l'enregistrement DVD de mon intervention n'y retrouveront peut-être pas grand-chose, mais ce n'était qu'ouverture de ce champ d'interprétation. La structure me semblait devoir en être précisée.

Ces journées marquaient un temps, je ne dirais pas premier, vers la transcription des séminaires de Lacan. Plusieurs ont déjà été faits. Il serait bon qu'un autre soit fait, dont nous pourrions parler dans quelques temps. Jacques-Alain Miller reconnaissant possible la coexistence d'une édition populaire, la sienne dite du Seuil, à une autre dite savante, nous pourrions, d'ici un an par exemple, nous retrouver et marquer une autre étape de cette coexistence. Certains, qui intervenaient pour la première fois, parfois sur des points d'extime de leur désir, trouveraient peut-être l'Aufhebung de ces capitonnades. D'autres surtout, qui n'étaient pas là mais qui ont fait date sur ce point précis de la transcription, comme Gérôme Taillandier ou le groupe de La Borde autour de Jean Oury, pourraient intervenir. Les auteurs des notes sollicitées hélas ne sont plus très nombreux, mais certains, non des moindres, auront pu parler et le pourraient. Peut-être pourrions-nous, de ces sortes de forums, faire chemin de formation, voire de formulation, entre autres chemins, à l'analyse.

Paris, 20.02.06.

  • 1.

    J. Lacan, L'envers de la psychanalyse (1969-70), Paris, Seuil, 1991.

  • 2.

    J. Lacan, "Lituraterre", séance du 12.5.71 du séminaire D'un discours qui ne serait pas du semblant (1971).

  • 3.

    Cf. Héraclite d'Ephèse, fragment 93 (trad. de Lacan) : « Le prince a qui appartient le "mantéion" de Delphes ne dit pas, ne cache pas : il fait du signifiant ».

  • 4.

    Marc Darmon, Essai sur la Topologie lacanienne, éd. de l'A.L.I, § "Les quatre ou cinq discours".

  • 5.

    Seuil, 1973, postfacée de Lacan : « … Une transcription, voilà un mot que je découvre grâce à la modestie de J.A.M, Jacques-Alain, Miller du nom : ce qui se lit passe-à-travers l'écriture en y restant indemne… ».

  • 6.

    Le transfert dans tous ses errata, suivi de Pour une transcription critique des séminaires de Jacques Lacan (colloque juin 1991), Paris, E.P.E.L, septembre 1991, paru en réaction de la publication, au Seuil, du Transfert, en janvier de la même année. Cette critique était fondée d'une autre transcription, par le groupe Stécriture, du même séminaire. Fondement de conséquences légales, comme on sait, du "la transcription qui fera foi, et vaudra, à l'avenir ". (Cf. aussi Littoral, n°13, "Traduction de Freud, transcription de Lacan", Erès, juin 1984).

  • 7.

    Gabriel Bergounioux, Lacan débarbouillé, critiques par un linguiste de l'édition des Séminaires de Lacan (coédité des Amis de Jacques Lacan, association qui semble "s'agenter" d'une reprise des conséquences légales sus-dites), Max Milo, 2005.

  • 8.

    Maria Pierrakos, La «tapeuse» de Lacan, souvenirs d'une sténotypiste fâchée, réflexions d'une psychanalyste navrée, Paris, L'Harmattan, 2003.

  • 9.

    le Monde des livres du 1.3.2002.