La violence à l'oeuvre
Suzanne Ferrières-Pestureau est docteur en psychanalyse, membre du groupe de recherches Pandora à l'université Paris-Diderot, Paris VIL Elle est l'auteur de nombreux livres et de nombreux articles sur l'art et la création en général.

La violence a i œuvre

 

 

Figures de la violence dans la peinture de la fin du Moyen Âge à nos jours

Une histoire de la violence dans l'art. Ce livre est un musée à lui tout seul, où l'on croise les maîtres de la peinture de toutes les époques et de tous les pays: de la Renaissance au surréalisme en passant par le maniérisme, le caravagisme, le baroque, le classicisme, le néoclassicisme, le romantisme, l'orientalisme, les préraphaélites, le réalisme, l'impressionnisme et le cubisme ; de Bronzino à Francis Bacon, en passant par Pontormo, Michel Ange, Léonard de Vinci, Poussin, Géricault, Manet et bien d'autres.

Mais c'est aussi un formidable manuel pour comprendre le sens caché que les peintres donnent à telle ou telle expression. Comment et pourquoi l'art représente-t-il la violence? Quels en sont les enjeux esthétiques et à quelles finalités religieuses, politiques, économiques répond-il?

Après dix années de recherches dans les plus prestigieuses collections des musées du monde, Suzanne Ferrières-Pestureau livre une contribution essentielle à l'histoire de la peinture.

Une entreprise considérable.

 

Judith et Holopherne, Le Caravage, Rome,

musée d'art antique du palais Barberini

© Luisa ricciarini/leemage

Entretien de Céline Masson avec Suzanne Ferrières-Pestureau, auteure d’une somme aux éditions du Cerf : la Violence à l’œuvre, mars 2018

 

CM : Qu’est ce qui amène une psychanalyste à publier un livre sur la violence dans la peinture, en quoi cette question peut-elle nourrir la réflexion sur la fonction de la violence dans le processus de création ?

SFP : J’ai voulu écrire un livre sur la place de la violence dans la création. Violence du côté du créateur mais aussi violence du côté des œuvres. IL ne faut pas oublier que la violence dans l’art est avant tout une affaire de regard et c’est bien ce qui nous intéresse en tant que psychanalystes. Mon livre raconte cette histoire du regard porté sur la violence. Il en dit long sur l’imaginaire d’une époque.

L’éditeur des éditions du Cerf a souhaité que je privilégie l’approche sociohistorique de la violence à l’œuvre dans la peinture entre la fin du Moyen Âge et l’époque contemporaine. Mais je n’abandonne pas l’idée de reprendre la problématique du rôle de la violence dans le processus psychique de la création pour un autre ouvrage.

Ce livre semble intéresser les musées, il se trouve dans les librairies des musées. C’est tout de même mon regard de psychanalyste qui m’a permis d’analyser non pas les processus psychiques de l’artiste mais la manière dont l’histoire va influencer le regard de l’artiste.

 

CM : Quelle est la fonction de l’Histoire pour l’artiste justement ?

SFP : L’impact du contexte historique sur le regard porté par l’artiste sur la violence du monde est fondamental. Ce qui est important c’est la résonance que cette violence extérieure va avoir sur sa psyché. L’artiste est celui qui va tenter de donner du sens à ce qui n’en a pas, c’est un observateur sensible de ce qui arrive, témoin sensible de la violence des événements de l’histoire.

On ne peut ignorer la façon dont l’artiste va donner du sens à sa création en se dotant des découvertes techniques de son époque. Ces découvertes vont lui permettre d’exprimer autrement, de mettre en forme autrement les événements dont il veut rendre compte. Par exemple, la perspective, l’arrivée de la photographie, du cinéma, le numérique aujourd’hui…. On ne peut plus faire aujourd’hui un opéra comme on le faisait au 18e siècle.

Cette violence a été au service du pouvoir religieux jusqu’au début du 16e siècle ensuite du pouvoir politique qui était justifié par le pouvoir religieux mais au moment où le pouvoir politique va revendiquer pour lui-même l’exercice de la violence. Cela devient alors une question politique.

La violence est irreprésentable en soi, il faut qu’il y ait un corps pour qu’elle soit représentée… Pendant très longtemps la représentation de la violence faite au corps sera incarnée par le corps du Christ en croix. Dieu s’est fait homme pour figurabiliser les passions.

 

CM : Pourquoi avoir choisi Grünewald et Bosch afin de parler de violence à l’œuvre ?

SFP : Quand on parle de violence, on parle de la folie, de la mort et de la sexualité. Ce sont deux artistes du 15e siècle, contemporains l’un de l’autre.

Folie, mort et sexualité sont intriquées, trois aspects du Réel qui nous échappent. Et c’est de cela dont il s’agit dans la peinture. Ces artistes que sont Bosch et Grünewald rendent visibles l’invisible, l’impensable. Ils rendent compte de ces trois formes de violence qui nous renvoient à cette forme de non savoir. Au début de la peinture moderne qui commence au 13e 14e siècle, les formes de la violence sont présentes et figurées.

À un moment donné il y a une prise de conscience par les peintres et notamment par Goya, il y a une remise en question du sens de la violence qui sera condamné par le peintre. La violence faite au corps dans la représentation change de registre, elle n’est plus justifiable ni par le pouvoir religieux ni par le pouvoir politique, la violence est désormais dans l’homme. C’est ce que montre la peinture de Goya fin du 18 e siècle.

 

CM : Que pourrait-on dire de la violence du 20 e siècle, comment est-elle représentée par les artistes ?

 

C’est une violence faite à la peinture. Il y a la découverte des peintres « primitifs », mais aussi les guerres et c’est ce qui va changer le regard sur la violence, notamment la guerre de 14/18. C’est une révolution du regard où l’art traditionnel a de plus en plus de mal à rendre compte de la violence du monde. Il faut retourner en arrière pour retrouver des formes capables de rendre compte du monde et de la violence de ce monde. C’est dans ce contexte que Picasso va peindre les Demoiselles d’Avignon en 1907. Cette toile opère un passage de la violence exprimée dans la peinture à la violence infligée à la peinture.

S’il existe très fort un lien entre l’art et la violence, l’art de la représentation apparaît comme une parade contre la violence. Ce qui ne sera plus le cas avec les performances, où le corps réel de l’artiste devient l’incarnation d’une image idéale par laquelle l’humain échappe à sa condition et se tourne vers un avenir mutant, hors sexe, immortel, auto-engendré, venant ainsi accréditer la croyance primitive en une toute-puissance infantile et la promesse d’une jouissance illimitée.