Psychanalyse des pierres bavardes
Le jeu de Go, une voie royale vers l'inconscient
Arthur MARY est psychanalyste, docteur en psychopathologie clinique et joueur de go depuis 2002. Il est membre de l'@psychanalyse et travaille comme psychologue clinicien en psychiatrie.

LE JEU DE GO, UNE VOIE ROYALE VERS L'INCONSCIENT

Psychanalyse des pierres bavardes

Le jeu de go et la psychanalyse tiennent ici un étonnant dialogue. Un dialogue fécond en trouvailles et nouvelles perspectives. Le premier pourrait bien avoir des effets très intimes sur les joueurs ; la seconde pourrait être plus ludique que ses représentations austères ne le suggèrent. Et si le plateau de jeu, le goban, n'accueillait pas que des pierres mais aussi une épure de notre vie psychique inconsciente et pulsionnelle ? Il fut des lieux et des époques où ce jeu servait à se rencontrer pour de vrai. Ces réflexions sur le go et la psychanalyse ouvrent des perspectives sur les médiations thérapeutiques, sur une compréhension de ce qui se travaille en profondeur dans une partie de go, mais peut-être aussi sur ce qu'est la psychanalyse, ce drôle de jeu que des adultes se sont donnés pour dire vrai. Le go ouvre une autre voie royale vers l'inconscient.

 

 

Illustration de couverture : « le go de Lacan, Winnicott et Freud », réalisé par Christine Dujardin, 2024.

ISBN : 978-2-336-44522-9

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LA PSYCHANALYSE ET LE JEU DE GO

 

La psychanalyse serait-elle une partie de go (weiqi  围起) dont on aurait compliqué les règles ?

 

Le jeu de go est un jeu asiatique aux règles très simples... mais qui permettent des ramifications complexes, imprévisibles et innombrables. Son plateau, le goban, est une surface pouvant accueillir l'expressivité humaine, pré-langagière, la pulsion en-deçà du signifiant. Cette pulsion est recueillie sur un plan ludique, elle se dépose à la manière d'une écriture à deux (calligraphique et évocatrice de l'inconscient lithographique de Derrida). Si l'inconscient qui se déplie à la faveur d'une séance de psychanalyse recèle un chaos de pulsions (Hermann, Lacan, Harari), s'il relève d'une écriture, et s'il se configure topologiquement, alors ce jeu que la Chine, le Japon et la Corée cultivent, pourrait renouveler nos façons de penser le dispositif freudien.

Arthur Mary a travaillé cette question particulière dans un livre intelligent, dense et passionnant : Le jeu de Go, une voie royale vers l’inconscient, L’Harmattan, 2024. Freud avait fait du rêve dans sa Traumeutung cette voie royale d’accès à l’inconscient, un inconscient qui se manifeste là où cela trébuche, lapsus, witz, symptôme… Le travail d’analyse visant dans la cure à déchiffrer la modalité de jouissance de l’inconscient et accéder à la vérité du sujet. Un inconscient dans lequel « ça parle » et « ça s’écrit ». Est-ce que ce jeu de Go dont Arthur nous présente les liens avec la technique psychanalytique pourrait apporter quelque chose dans ce déchiffrage ? C’est la question qui me semble ouverte. La représentation en images du rêve nous introduit au lieu complet du réseau des signifiants, quand on sait reconnaître sa place. La représentation ou pictogramme dans le jeu de Go, un jeu non verbal pris dans un processus d’inscription à deux encres, blanc et noir, qui nous vient de Chine nous introduirait à la manière d’un jeu, comme les jeux de sable chez les jungiens très prisé dans les thérapies en Chine, ou le squiggle, à une psychanalyse des pierres bavardes… Une représentation pictographique qui s’articule autour des vides et des pleins dans une dimension non verbale mais pas non langagière. Dans le symbolique, rappelle Lacan, les vides sont aussi significatifs que les pleins. « Nous sommes face à une structure symbolique de règles susceptible d’accueillir un sujet et son discours[1] ». Le jeu de go, dit Arthur Mary, se structure topologiquement, ce qui permet d’établir un certain rapport entre go et savoir inconscient. Le jeu de go constituerait une approche de l’inconscient, non faite d’images et de sonorités comme dans le rêve, mais par la voie « lithographique » d’avant les mots comme disait Derrida, entendue comme écriture. Qu’est-ce qui cherche à s’écrire et se symboliser ?

Face à l’appauvrissement et la paupérisation des relations humaines dans le monde contemporain, Arthur Mary souhaite mettre en dialogue deux façons de faire rencontre humaine : la psychanalyse ou la partie de Go, qui en ce sens participe du travail de Culture nécessaire à contrer la pulsion de mort. Il pose une hypothèse, que le jeu de go mobiliserait une dimension infraverbale de notre humanité

C’est un jeu qui se base sur le désir de conquête de territoires, d’élargissement en développant la stratégie, à partir de pierres blanches ou noires déposées par les deux adversaires sur un plateau, le goban, dans un travail de groupe. Au commencement est le conflit, le meurtre d’Abel par Caïn dans notre tradition judéo-chrétienne ; un conflit entre dragon noir (heizi) et dragon blanc (baizi) dans la légende chinoise. C’est de la tension conflictuelle que procède toute chose… Les dieux auraient créé le jeu de go pour résoudre les conflits, canaliser l’agressivité. Les questions de la stratégie dominèrent largement le monde après la guerre, Arthur Mary rappelle très justement l’article de Lacan sur le dilemme de trois prisonniers dans le « temps logique et l’assertion de certitude anticipée », publié en 1945 dans une revue Cahiers d’Art, 1940-1944. Un moment de liberté de parole retrouvée après les censures de la guerre. Il y a dans cet article une mise à la question du temps, entre automatisme de répétition et hâte. Lacan met en lumière les propriétés étranges du langage auxquelles est confronté l’être parlant. Trois prisonniers doivent dire pour sortir quel disque ils portent dans le dos, sachant qu’il y a trois blancs et deux noirs. La solution nécessite d’en passer par le raisonnement de l’autre. La solution proposée nécessite idéalement que chacun fasse le raisonnement en même temps, ce qui permet à Lacan de mettre en valeur la fonction de la hâte au troisième temps, le moment de conclure. Cela démontre « Qu’une certitude puisse être obtenue alors même qu’elle repose sur la dimension proprement subjective du raisonnement de l’autre est essentiel à l’expérience analytique, contre l’objectivité certes démonstrative mais sans issue quant à l’acte [2]». Les trois prisonniers se dirigent en même temps vers la sortie, s’arrêtent et repartent cette fois sûrs de leur fait.

Jouer est une expérience créative fondamentale dans la vie, une « thérapie en soi » disait Winnicott, qui entraîne une attitude sociale positive mais qui peut se muer en quelques chose d’effrayant dans le playing, suivant les problématiques liées aux identifications, la question de la perte, ce que l’on retrouve par exemple dans les jeux d’échecs qui se présentent en damier de 64 cases. Ils comportent trois parties, un temps d’ouverture dans la mise en place de schémas répertoriés, un milieu de partie où la personnalité du joueur peut s’exprimer et une fin de partie en épilogue, échec et mat, dans la mise à mort du roi ; échec et pat, signant la partie nulle. L’échec, chez certains joueurs pris dans leur identification massive au Roi a pu entraîner des situations de détresse voire des suicides.

 À s’en tenir uniquement aux deux premiers coups : il n’y a que 400 combinaisons des deux premiers coups possibles aux échecs, contre 16560 au go. Le jeu de go se déroule aussi en trois parties : l’ouverture, fuseki dans l’installation des premières pierres ; la partie centrale, chûban, plus combative et le troisième temps de résolution, yose, resserrement ou rétractation, qui permet à le comptage à la fin de la partie. Le comptage est inhérent en psychanalyse à la notion de répétition et de déplacement : « Faire passer la jouissance à l’inconscient, c’est-à-dire la comptabilité, c’est en effet un sacré déplacement » dit Lacan dans Radiophonie. La question de l’initiative, sente est un des enjeux tactiques et psychiques important. « C’est en jouant et peut-être seulement en jouant, que l’enfant ou l’adulte est libre de se montrer créatif[3] » et « d’utiliser sa personnalité tout entière. La créativité permet à l’individu l’approche de la réalité extérieure. C’est seulement en étant créatif que l’individu découvre le soi. De là on peut conclure que c’est seulement en jouant que la communication est possible[4] », dans cette aire transitionnelle d’expérience. L’analyse s’effectue là où deux aires de jeu se chevauchent, celle du patient et celle de l’analyste. La troisième aire, celle du jeu, est un espace potentiel sacré selon Winnicott pour le sujet, dans la mesure où il peut dans cet espace, faire l’expérience de la vie créative.

Arthur Mary revient sur La lettre volée d’Edgar Poe, insistant sur la question du deviner. Freud avait aussi insisté sur ce verbe par rapport au transfert dans la cure de Dora, dont il n’avait pas su deviner la gynécophilie.

Les pierres sont bavardes et elles semblent vivantes, elles illustrent ce que Freud pensait du fonctionnement de l’inconscient collectif comme de l’inconscient singulier d’un individu.  Lacan l’affirme aussi : « le collectif n’est rien que le sujet de l’individuel ». « Les mouvements pulsionnels organisent globalement le cours de la partie [5]». Le jeu de Go invite à exprimer la pulsion de vie, le yôsumi est un point d’interrogation dans le fait de sonder l’adversaire sans agressivité. L’éthique du go serait peut-être « La mise en question de ma spontanéité par le yôsumi d’autrui [6]», reprenant la définition de l’éthique par Lévinas, ma spontanéité en présence d’autrui.

La pulsion de vie est au travail, les pierres adjacentes se lient entre elles pour former des groupes dans un principe d’élargissement, erweiterung disait Freud dans la préface des Trois Essais, d’unités de plus en plus grandes par liaisons libidinales, permettant une évolution de la forme morcelée (schizo-paranoïde selon Melanie Klein et Bion à sa suite), à la forme structurée permise par le dépassement de la position dépressive.

La pulsion orale est au travail. Dans la terminologie utilisée dans le jeu de go, certains signifiants sont frappants comme « capturer-manger ». La capture, ou s’effectue en encerclant, cernant entourant la prise qui va être incorporée oralement, à partir de l’approche d’un bord. Cela pose deux questions, celle de la pulsion d’emprise mise en jeu et celle de l’identification par incorporation orale. Le plateau du goban est un plateau strictement comptable, les pierres dévorées comptent des points. Le jeu de go est une interaction sociale dans une course aux points évoquant l’accumulation qui est le propre de l’homme remarquait Lacan. On retrouve aussi dans le jeu de go la question de l’effacement du sujet, dont Lacan indiquait le risque dans l’idéalisation de la théorie des jeux.

L’interdit du même est respecté, la règle du ko exige de jouer ailleurs, de ne pas reproduire le plateau à l’état identique à celui du coup d’avant.

La pulsion de mort est aussi au travail, dans une lecture qu’en faisait Françoise Dolto, les pulsions agressives sont au service de la vie, dans la lutte pour la vie, même en donnant la mort à un autre être vivant. Elles peuvent être perverties, ce que je rappelais dans mon livre L’énigme de la pulsion de mort, quand elles sont au service de la jouissance ou quand le sujet en est débordé pour Françoise Dolto lorsque l’image dynamique du corps n’a pu être élaborée. Quand les pulsions de mort sont à l’œuvre, une grande douleur est présente, celle de la douleur éprouvée par le moi libidinal. Qu’en est-il du moi libidinal dans le jeu de go ?

Le signifiant de l’enfermement, atari est intéressant, il créée une tension, une excitation, la menace d’une perte. Un groupe peut enfermer un autre groupe de pierres qui n’auront plus qu’une seule liberté, une seule intersection sur laquelle leur respiration repose, une tension qui peut entrainer des passages à l’acte. Cette seule voie de respiration n’est pas sans évoquer dans cette culture la notion du souffle. Toute chose n’est vivante que par le souffle,   , influx ou énergie vitale qui anime l’univers, ce concept inédit introduit par Mengzi (Mencius). Le souffle doit pouvoir circuler librement sinon les flux d’énergies stagnent, forment des nœuds bloqués et peuvent déclencher des maladies dans la médecine chinoise. Lacan a-t-il emprunté ce signifiant du nœud à la pensée chinoise ? Dénouer les nœuds est une technique respiratoire taoïste, c’est aussi un des effets de l’interprétation analytique. Réduire au maximum les tensions relève du travail de désinvestissement de la pulsion de mort, qu’André Green qualifiait de Narcissisme négatif ou narcissisme de mort, retrouvé dans la dimension tactique du jôseki.

Un coup vrai je dirais, un Acte ou tesuji peut faire basculer la situation et limiter la tendance au passage à l’acte, cela me renvoie à la notion de l’Agir, que Lacan a élevée au rang du Verbe dans son séminaire XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant.

En Conclusion, le jeu de go ouvre plusieurs pistes.

J’ai beaucoup apprécié la notion de connexité, liée à l’idée de voisinage entre groupes de pierres, élargissant les possibilités psychiques. Connexité qui avait été évoquée par Lacan pour penser la vie psychique. La connexité en topologie s’énonce en termes d’ouverts et de fermés. Ce n’est pas sans m’évoquer la capacité de liaison psychique vers un élargissement que Freud nommait erweiterung, dans une dynamique psychique en mouvement continu d’élargissement par liaison libidinale d’unités de plus en plus larges, au service de la pulsion de vie. Je tiens beaucoup dans mes écrits à cette notion avancée par Freud dans la préface de ses Trois Essais sur la théorie sexuelle infantile, le concept de pulsion de mort en représentera une véritable extension, poussée jusqu’à la limite dans l’Au-delà du principe de plaisir. Freud envisageait la vie psychique dans une dimension de spatialité, certains penseurs actuels le rejoignent en défendant l’idée d’une dimension spatiale de notre relation au monde. Le terme « se connecter » est d’ailleurs très fréquent dans le discours des adolescents.

Utiliser le jeu de go comme inhibiteur ou régulateur de la décharge motrice est présente dans l’esprit des chercheurs. Les enfants hyperactifs pourraient peut-être tirer bénéfice de cette méthode. Le jeu de go pourrait ainsi être utilisé comme outil ou moyen dans les psychothérapies.

Le domaine de l’IA s’est intéressé au jeu de go, réalisant une première victoire sur l’homme en 2016, par AlphaGo. L’IA bénéficie de sa capacité d’auto-apprentissage. Cela peut apporter un intérêt pour la découverte de paramètres qui entravent l’apprentissage humain. Il y a une notion de renforcement du réseau neuronal par effet de frayage. On doit à Arthur Mary d’avoir insisté à inscrire le nom de Freud dans le domaine de l’IA à propos de cette notion de frayage. Mais le matériau numérisé n’est que le reflet d’une réalité dont on a évacué la pensée pour en faire quelque chose de calculable. Ce sont les reflets d’une réalité qu’ls n’intégreront jamais. Il manquera toujours ce qui fait la chair de la pensée dit Florence Guignard.

Ce jeu ne pouvait se développer que dans une culture asiatique du vide, je dirais, ce vide que l’on retrouve au centre de toute chose, chez les taoïstes comme chez les psychanalystes. Un vide riche de mille possibles. Les parties de go se construisent en langue de pierres.  Dans son livre La musique des pierres, Nicolas Idier raconte la vie du peintre Liu Dan. C’est un peintre des pierres intérieures, celles que l’on ne peut ni saisir, ni briser. Il prépare la révolution des profondeurs : celle des pierres, triomphante car sans but et sans dessein.

 

                                                                                                                                  Monique Lauret.

 

 

 

 

[1] Mary A., Le jeu de Go, une voie royale vers l’inconscient, L’Harmattan, 2024.

[2] Gorog J.J, « Le temps logique », L’en-je lacanien, n° 7, 2006.

[3] Winnicott D.D, Jeu et réalité, l’espace potentiel, Gallimard, 1971, p. 75.

[4] Winnicott DD, op. cit. , p. 76.

[5] Mary A., Le jeu de Go, une voie royale vers l’inconscient, op. cit., p. 39.

[6] Mary A., Le jeu de Go, une voie royale vers l’inconscient, op. cit., p.35.