Le dossier noir des origines de l'autisme
Les enfants d'Asperger.Le dossier noir des origines de l'autisme

Traducteurs:

Edith Sheffer enseigne l'histoire contemporaine à l'université de Berkeley (Californie). Les Enfants d'Asperger est son premier livre traduit en français. Josef Schovanec est l'auteur des succès Je suis à l'Est !, De l'Amour en Autistan et Eloge du voyage à l'usage des autistes et de ceux qui ne le sont pas assez (Pion).

ASPERGER

Qui fut vraiment le Pr Hans Asperger dont le nom passé dans le langage courant qualifie aujourd'hui un syndrome autistique ? L'historienne américaine Edith Scheffer a découvert la véritable histoire du psychiatre après la naissance de son enfant autiste. Et ce qu'elle apprend la glace d'effroi. Le «gentil docteur» dépeint comme une sorte de Schindler des autistes a menti, et c'est un tableau bien différent qu'en dressent les archives. Les preuves ne manquent pas, elles sont accablantes.

En 1938» professeur à l'hôpital pédiatrique de Vienne, Asperger compte parmi les psychiatres appelés à façonner le nouvel Allemand selon des critères eugéniques : sélectionner les parents d'après leur hérédité, leurs défauts biologiques mais aussi leurs tendances politiques, leur religion. Les conséquences sont réelles : on refuse des crédits aux « mal mariés », on stérilise les « mauvais » géniteurs... Et parmi les enfants autistes dont il est un spécialiste reconnu, Asperger identifie les «négatifs» et les «positifs» à l'intelligence détonante qui auront alors une chance d'échapper au tri macabre.

Aux Etats-Unis, l'enquête d'Edith Sheffer a bouleversé et conduit à débaptiser le syndrome autistique. En France, cette histoire dramatique, encore méconnue, risque bien de susciter autant d'émotions.

 

 

Avec « Les Enfants d’Asperger », l’historienne Edith Sheffer montre Hans Asperger en nazi et assassin d’enfants

Le psychiatre autrichien a imposé ses vues et son nom dans l’étude de l’autisme. Il fut pourtant un artisan majeur de la politique d’euthanasie des enfants dits « anormaux » mise en œuvre par les nazis en Autriche.

Par Publié le 28 mars 2019 à 06h04 - Mis à jour le 28 mars 2019 à 20h15

 

Hans Asperger lors d’un congrès de pédiatrie, à Vienne (Autriche), en 1971.
Hans Asperger lors d’un congrès de pédiatrie, à Vienne (Autriche), en 1971. IMAGNO / ROGER-VIOLLET

« Les Enfants d’Asperger. Le dossier noir des origines de l’autisme » (Asperger’s Children. The Origins of Autism in Nazi Vienna), d’Edith Sheffer, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Tilman Chazal, Flammarion, « Au fil de l’histoire », 398 p., 23,90 €.

Professeure d’histoire à l’université de Berkeley (Californie), Edith Sheffer offre, avec Les Enfants d’Asperger, une somme incontournable, autant sur la question de l’autisme que sur Hans ­Asperger (1906-1980), psychiatre autrichien, prétendu inventeur d’un célèbre syndrome et qui, en réalité, était un sombre criminel. Sans le moindre pathos, elle décrit l’itinéraire de ce « gentil docteur », cultivé et rigide, fervent catholique, marié et père de cinq enfants, qui deviendra, sous la houlette de son maître, Franz Hamburger (1874-1954), et au contact de ses ­collègues Erwin Jekelius (1905-1952) et Heinrich Gross (1915-2005), un artisan majeur de la politique d’euthanasie des enfants dits « anormaux » mise en œuvre par les nazis en Autriche, deux ans après l’Anschluss, dans le cadre du programme « Aktion T4 » (1940-1945).

Attachés aux lois de l’eugénisme, ces hommes de science et leurs complices – infirmières et médecins – se voulaient des bienfaiteurs de l’humanité. Ils prétendaient, comme leurs homologues allemands, soulager des enfants dont la « vie n’était pas digne d’être vécue » en affirmant que ces petits patients ne manifestaient aucun Gemüt, terme générique désignant l’âme, l’émotion, la sociabilité. Et c’est en toute bonne conscience qu’ils réalisèrent leur programme d’extermination dans le cadre de la Société de ­pédagogie curative de l’université de Vienne et sur les lieux qui avaient vu naître la pédopsychiatrie moderne d’orientation humaniste, socialiste ou psychanalytique : notamment au Spiegelgrund, dispensaire rattaché au magnifique hôpital Steinhof.

Une véritable hiérarchie

S’appuyant sur des archives minutieusement étudiées, Edith Sheffer montre comment Asperger reprend à son compte le terme d’« autisme », inventé en 1907 par le psychiatre suisse Eugen Bleuler (1857-1939) pour désigner un repli sur soi de nature psychotique et une absence de tout contact pouvant aller jusqu’au mutisme. Adepte de l’idéologie nazie, il se détourne de l’approche bleulérienne pour créer la catégorie de « psychopathie autistique », ce qui lui permet de différencier les « irrécupérables », envoyés au Spiegelgrund, et les « amendables », capables de Gemüt et dignes de survivre : une ­véritable hiérarchie mortifère.

L’auteure décrit les atrocités commises au nom de cette sinistre doctrine : cures de soufre et de vomissement, torture, mise à mort par injection ­létale. Personnellement responsable de l’assassinat de 44 enfants, Asperger publie, en 1944, un travail dans lequel il théorise la différence entre deux ­catégories de « psychopathie autistique » : la « positive » et la « négative ». Après la chute du nazisme, il reste à Vienne et parvient à se faire passer pour le ­sauveur des enfants qui n’ont pas été exterminés. Aussi poursuit-il une brillante carrière, dans les mêmes lieux et avec la même approche. Quant à Hamburger et Gross, ils seront comblés d’honneurs tandis que Jekelius, capturé par l’Armée rouge, ­finira sa vie dans un camp de travail après avoir avoué ses ignobles forfaits.

 

Entre-temps, le psychiatre Leo Kanner (1894-1981), juif viennois émigré aux Etats-Unis en 1924, avait poursuivi les travaux de Bleuler en sortant l’autisme infantile précoce du domaine des psychoses. Il l’avait décrit comme une incapacité du petit enfant, dès la naissance, à établir un ­contact avec son environnement : ­isolement extrême, stéréotypie gestuelle, violence autodestructrice, troubles du langage. Soit l’enfant ne parle jamais, soit il utilise un idiome dénué de signification sans pouvoir distinguer aucune altérité. A partir de 1943, le syndrome de Kanner devient donc le paradigme majeur de la ­définition de l’autisme.

Inconnu du public, Asperger revient alors sur la scène en republiant sa thèse de 1944, soigneusement dénazifiée. En 1970, il rencontre une psychiatre britannique, Lorna Wing (1928-2014), mère d’un enfant autiste, qui va donner un essor considérable à son travail. Selon elle, Kanner et Asperger décrivent deux facettes différentes d’un même spectre autistique. Asperger rejette cette idée et lui rétorque qu’il faut au contraire distinguer les autistes supérieurs des autistes inférieurs. Le « gentil docteur » reconduit ainsi, sous une autre forme, sa ­conception nazie de la « psychopathie autistique ».

Il meurt dix ans plus tard au moment où, sans connaître les crimes qu’il a commis au Spiegelgrund, Lorna Wing invente le fameux « syndrome d’Asperger » pour définir un type d’autisme dit « de haut niveau », caractérisé par une absence d’altération du langage et une capacité inouïe de mémorisation. Au fil des années, le terme sera repris dans les différentes versions du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (ou DSM). C’est ainsi que des millions de personnes dans le monde, dites « autistes ­Asperger », arborent aujourd’hui fièrement ce nom pour se démarquer des « autistes de bas niveau » décrits par Kanner. Ils ignorent que ce nom est ­celui d’un criminel nazi.

Un débat infernal

Par une tragique ruse de l’histoire, le concept d’autisme est donc devenu l’enjeu d’un débat infernal, conduisant d’abord à éliminer des vies et ensuite à classifier des existences atypiques à l’aide d’un syndrome fondé sur la hiérarchie d’une bonne ou d’une mauvaise pathologie. En guise de ­conclusion, Edith Sheffer donne la ­parole à son fils, auquel son livre est dédié. Diagnostiqué autiste à l’âge de 17 mois, celui-ci explique combien il s’est senti humilié à l’école par cette désignation, au point de rejeter toute idée de syndrome : « L’autisme n’est pas un handicap ou un diagnostic, c’est un stéréotype pour certains individus. Les personnes atteintes d’autisme devraient être traitées comme les autres parce que si elles ne le sont pas, cela les rendra encore moins sociables. »

Au terme de cette magistrale enquête, Edith Sheffer se demande, à juste titre, s’il ne faudrait pas abandonner cet effrayant « syndrome ­d’Asperger », source de polémiques, de discriminations, de dérives, de souffrances et d’inepties. Souhaitons qu’elle soit entendue.

Eclairage

La manie des classifications discriminantes

Les Enfants d’Asperger ne ­manquera pas d’être instrumentalisé dans le débat qui ­oppose en France, depuis des années, les œdipiens fanatiques, adeptes de la culpabilité des mères, aux anti-freudiens radicaux, partisans de la rééducation comportementale des enfants autistes. Sans compter les docteurs ­Folamour, convaincus que l’autisme serait généré par des pesticides ou des antibiotiques. Ce retour à l’histoire, ­effectué par Edith Sheffer sur les origines d’un syndrome à Vienne au temps du nazisme, n’a pas grand-chose à voir avec l’exhumation d’un quelconque « dossier noir », comme l’indique abusivement le sous-titre de l’édition française. Ni livre noir ni plaidoyer en faveur de l’efficacité d’un traitement contre un autre, cet ouvrage montre à quel délire peut ­conduire la manie des classi­fications discriminantes. C’est ce que souligne d’ailleurs, dans sa préface, Josef Schovanec, qui fut diagnostiqué schizophrène puis Asperger, avant de se libérer de ce « magma putride ».

Tribune

Hans Asperger et le danger des classifications

Libération 26 Mai 2019

Faire croire que l’on peut classer les troubles autistiques comme les maladies somatiques est non seulement une pure escroquerie de la pensée, mais constitue un risque de dérives dangereuses.

  • Hans Asperger et le danger des classifications

Tribune. Les milieux pédopsychiatriques sont en émoi depuis la parution de la traduction française du livre d’Edith Sheffer (les Enfants d’Asperger. Le dossier noir des origines de l’autisme, Flammarion, 2019) consacré à la trajectoire professionnelle de Hans Asperger. Il s’agit d’un ouvrage très documenté sur le plan historique et qui jette une ombre, plus qu’une ombre, sur les engagements politiques et l’éthique professionnelle de ce pédopsychiatre autrichien qui a donné son nom à un syndrome au succès conceptuel grandissant au cours des dernières années et qui est désormais bien connu, y compris du grand public.

Le terme de «sujet Asperger» est presque passé, désormais, dans le langage courant… Cette situation, qui pourrait faire sourire si elle n’était pas tragique, pose en réalité un certain nombre de questions délicates. On sait tout d’abord les attaques forcenées qui sont menées actuellement contre la psychanalyse et particulièrement contre la place de celle-ci dans le cadre des prises en charge des sujets présentant des troubles dits du «spectre autistique», la psychanalyse étant qualifiée de maltraitante à l’égard de ces patients. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la maltraitance de ces patients a précédé, et de loin, celle que l’on impute aujourd’hui à la psychanalyse puisque Asperger, en tant qu’obédient du régime fasciste autrichien de l’époque, envoyait au Spiegelgrund de l’Institut psychiatrique du Steinhof à Vienne les enfants qu’il avait décrits comme présentant ce trouble relationnel soi-disant spécifique afin qu’ils y soient purement et simplement exterminés !

Que ce médecin ait été ou non aussi actif que d’autres dans ce projet scientifique et politique d’élimination des enfants handicapés ou déviants importe peu, même s’il faut réfléchir au fait de savoir si l’on doit ou non conserver cette appellation d’Asperger qui, grâce à ce travail de Sheffer, va devenir rapidement un terme de sinistre mémoire ! Mais les questions vont plus loin encore. Ce syndrome dit d’Asperger a-t-il la moindre réalité scientifique ?

Rangé dans la rubrique des «troubles envahissants du développement» dits «atypiques» dans le cadre du DSM4, l’une des classifications internationales des maladies somatiques et mentales qui fait autorité dans le monde (1), et dans le cadre du DSM5 (dernière version de cette même classification), ce syndrome se trouve noyé dans la rubrique des «troubles du spectre autistique» dont il représenterait seulement une forme légère… Il s’agit donc d’un concept volatile et pour le moins sujet à caution qui ne renverrait finalement qu’à une difficulté de relation sociale liée à un trouble du vécu et/ou de l’expression des affects et des émotions chez des sujets par ailleurs le plus souvent extrêmement intelligents mais doués d’une forme d’intelligence particulière, laquelle a d’ailleurs pu faire revendiquer pour le syndrome d’Asperger un statut de différence plutôt que de maladie.

Il faut rappeler ici que le diagnostic de «psychopathie autistique» proposé par Hans Asperger à peu près à la même époque que celle où l’autisme a été décrit par Léo Kanner (1942-1943), a rapidement été repris et remanié par Lorna Wing dans les années 60, avant d’être ensuite oublié pendant de longues années. Ce n’est que plus tard qu’il a été exhumé aux Etats-Unis par des parents d’enfants en difficultés mais non reconnus comme autistes et qui donc ne pouvaient bénéficier d’une prise en charge de leurs soins par les systèmes habituels d’assurances.

Ce sont les dangers de toute classification en psychiatrie qui se trouvent clairement illustrés par cette polémique autour de l’œuvre d’Asperger. Faire croire que l’on peut classer les troubles psychiques de la même manière que les maladies somatiques est une pure escroquerie de la pensée. Plusieurs arguments peuvent être avancés. D’une part, nous n’avons à l’heure actuelle aucun marqueur biologique des différents troubles psychiques que nous prenons en compte et, à la différence des classifications dans le champ de la médecine somatique, nos classifications psychiatriques ne sont encore que descriptives, d’où la nécessité de les revoir périodiquement afin de tenir compte des nouveaux consensus qui émergent parmi les spécialistes. En pédiatrie, un enfant a la rougeole, ou il ne l’a pas, alors que dans le domaine de la pédopsychiatrie, l’immense majorité des enfants que nous rencontrons appartiennent au domaine de ce qu’il est convenu d’appeler les «variations de la normale» qui, sans être véritablement pathologiques, peuvent être source de souffrance pour les enfants eux-mêmes et pour leur entourage.

Enfin, et c’est là le cœur de ces quelques réflexions, toute classification a, par essence, une fonction stigmatisante car elle transforme les rencontres et les observations cliniques qui se doivent d’être singulières et nuancées en faits cliniques labellisés par une aura de scientificité qui ne souffrirait plus ni la discussion ni le doute. Tel fut le cas de la pédagogie dite «curative» prônée par Asperger et ses funestes collègues. Dès que l’on dispose d’une classification, il y a possibilité de sélection, et chacun sait à quoi ce terme a donné lieu dans les camps de concentration nazis. Nous apprenons aujourd’hui que le terme de syndrome d’Asperger a également conduit des enfants vers la mort ! La question, désormais, n’est donc pas seulement de débaptiser un tableau clinique, encore que ceci puisse apparaître comme une urgence, mais de changer définitivement de paradigme épistémologique en psychiatrie et en pédopsychiatrie, domaines particuliers du savoir dans lesquels les spécificités qualitatives de la rencontre interhumaine se doivent absolument de prévaloir sur toute démarche d’étiquetage dangereuse et intrinsèquement porteuse de menaces de dérives politiques !

(1) Quatrième édition du «Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders», édité par l’American Psychiatric Association (APA).

Bernard GOLSE Professeur émérite de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’université Paris-Descartes