Un monde à soi
Écritures
L'AUTEURE — Noëlle Audejean est auteure (Premier songe, Le Grand Transparent, Éveil par un matin d’hiver) et psychanalyste. Elle a travaillé parallèlement dans les domaines de la culture : théâtre (Centre américain, Paris); cinéma (New York University), télévision (Arts), ateliers d'écriture éducation populaire. Maison des écrivains. Éducation nationale), art contemporain (responsable de Nuit blanche à la ville de Paris). Elle est chevalière de l'ordre des Arts et des Lettres.

Mathilde a vingt ans et rien ne va plus. Si elle a déjà connu l'effondrement au moment du divorce de ses parents, cette fois-ci, c'est décidé, elle va prendre les choses autrement. Elle se retire peu à peu, ne comptant que sur de rares et nouveaux alliés, et trouvera, dans ses expériences passées et ses lectures, la force de détourner une à une les sources de ses tourments.

Ce livre est l'histoire de cette traversée qui la mènera à retrouver sa joie de vivre, quand on a enfin un monde à soi

 

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                                                                       Un monde à soi

Une chambre à soi, un livre à soi, un monde à soi : comment décider entre le livre et la vie, le monde et l’individu ?

 

Titre Un monde à soi

De Noëlle Audejean

L’Harmattan

Parution en Mai 2024

234 pages

21 Euros

Notre recommandation 4 étoiles sur 5

Lu par Philippe Hansebout

Le 24 juin 2024

 

Thème

Mathilde a tout juste vingt ans et a déjà connu le pire avec la dissolution de son foyer familial, la défaite amoureuse et une crise psychologique. Son existence est précaire, avant qu’elle ne découvre, elle qui ne cesse de rechercher avec passion l’étymologie des mots, que précaire vient de prière. Cela lui va bien, à elle et à ce qu’elle sait de son existence qu’elle ne cesse d’interroger pour qu’elle en obtienne quelque chose.

Elle a interrompu son hypokhâgne, sans savoir si elle la reprendra à la prochaine rentrée; elle a quitté le domicile maternel pour une location provisoire ; elle a pris un boulot à l’usine avant qu’elle ne décide d’en démissionner; elle a un nouveau petit ami, mais n’est pas sûre de vouloir que cette relation dure. Et, en même temps et malgré ses doutes, l’incertitude face à l’avenir, elle a une foi inébranlable en la vie, elle est euphorique, c’est-à-dire, littéralement, portée par la joie, si l’on fait comme elle confiance, qui a donné fides en latin, à l’étymologie des mots, c’est-à-dire à leur origine et à leur vérité.

Ce roman introspectif est celui d’une quête où l’héroïne s’interroge sans trêve sur elle-même, les autres et le monde. Elle est aidée d’auxiliaires précieux, les livres, dont la lecture la guide dans sa recherche éperdue.

De telle sorte que si l’on devait choisir pour Mathilde sa devise, elle serait Apprendre à lire pour apprendre à vivre, au rebours de ce que pensent les naïfs et les incultes, comme s’il n’était permis de vivre pleinement, vita beata, qu’à la seule condition d’être en mesure de décrypter, de débusquer le sens, et finalement, de lire sa vie comme à livre ouvert.

Le livre lui-même, comme Un livre à soi eût dit F. Scott Fitzgerald ou Une chambre à soi et on verra ce que signifie ce titre, trouve sa résolution que nous ne dévoilerons pas, à l’instar de Mathilde qui ne cesse d’en prendre, dans Un monde à soi.

Points forts

Notre héroïne, et nous avec, vit en compagnie des livres. Son statut d’étudiante en devenir n’est pas seulement le motif vraisemblable de ses nombreuses lectures, elle s’identifie entièrement à chaque livre qu’elle lit, comme s’il s’agissait d’un personnage de roman : c’est L’Odyssée d’Homère, L’institut Benjamenta de Robert Walser, Le voyage sentimental de Laurence Sterne, Les gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien d’Alfred Jarry et le lecteur lui-même est plongé au milieu de ces livres, dans une profonde et charmante intertextualité. Les livres, voyez-vous, sont comme les rencontres qu’on fait dans la vie, ils se croisent, s’entrechoquent, s’influencent mutuellement et finissent par modifier nous modifier.

Parmi toutes ces références livresques, implicites ou explicites, dont l’autrice nous donne la liste incomplète en fin de volume, c’est la Grèce qui domine, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur, c’est la figure de Dionysos, issu de la déesse Terre, dont se réclame Mathilde et, selon elle, le pire, c’est la société patriarcale dont la civilisation hellénistique a renforcé les fondements en Occident.

On a affaire à un beau roman féministe dont l’histoire est celle du délaissement de tous les liens, qu’ils soient familiaux, conjugaux, professionnels ou sociétaux, par laquelle l’héroïne se choisit elle-même dans son lien suprême, panthéiste, avec son propre destin.

Noëlle Audejean n’hésite pas à citer abondement les passages des livres que lit son personnage principal, à reproduire ses notes de lecture. Ce procédé n’est pas seulement justifié par le sujet même du livre : un roman de l’apprentissage qui met tout autant en scène une aventure de la lecture que celle d’une vie, mais aussi par son parti pris : celui de suivre pas à pas l’intériorité du soi.  Il évite cependant tous les pièges du roman psychologique, parce qu’ici le cheminement intérieur rejoint l’extériorité pure et enfin retrouvée du monde.

C’est un plaisir pour le lecteur de redécouvrir, avec la splendeur de la jeunesse de l’héroïne, le sens de certains mots et la beauté immarcescible de textes fondateurs ou singuliers, comme si « les doigts de fées » de l’aurore, formule magique d’Homère citée dans le texte, les lestaient d’un sens nouveau.

Encore un mot

Ce livre se signale par la fière affirmation de ses titres de chapitre : Se voir d’en haut, La métamorphose en musaraigne amphibie, O dieux du destin, aidez-moi à trouver ma voie, Un monde à soi. J’avais promis de vous dire un mot justement sur le titre du célèbre livre de Virginia Woolf, Une chambre à soi, cité dans le texte et mauvaise traduction du titre original A room of One’s one, comme si le lieu naturel des femmes ne pouvait être, dans une vision phallocrate surannée, que l’espace réduit d’une chambre plutôt qu’un lieu à part entière. Or il est celui, dans le roman de Noëlle Audejean, de l’advenue d’un monde. Toute une histoire…

Une Phrase

« Athéna va réussir le tour de force, mais sans force justement, par le discours seul, à faire abdiquer ces implacables déesses. Tout d’abord elle dit que l’affaire est trop délicate pour qu’elle puisse la juger seule. Elle forme un tribunal constitué entre autres de citoyens, très nombreux à l’époque, une centaine je crois. A l’issue du procès, Athéna fait procéder au vote à bulletin secret. Mais, ajoute-t-elle, s’il devait y avoir égalité de voix, celle-ci profiterait à l’accusé. Et c’est elle qui, par sa voix, mènera à cette égalité. La vie d’Oreste sera épargnée. Je ne vous ennuie pas ? ».

 

L’auteur

Noëlle Audejean, auteure et psychanalyste, a eu plusieurs vies. Elle a exercé des responsabilités dans le domaine de la culture, comme chargée de production de films à Arte, animatrice d’ateliers d’écriture dans le secteur éducatif ou pour l’éducation nationale, ou organisatrice de Nuit blanche à Paris. Mais elle écrit depuis toujours et a publié plusieurs livres dont Premier songe ou Un mot peut en cacher un autre.

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Le monde à soi de Noëlle Audejean, qui vient d’être publié à L’Harmattan, m’évoque aussitôt Une chambre à soi de Virginia Woolf, et ce qu’en disait jadis son auteure : « La liberté d’écrire dépend des facteurs matériels. » Mathilde, le personnage central du livre, un double à peine distancé de la romancière, a connu comme beaucoup une vie de labeur, le poids des tutelles ou les caprices des chefs de service, mais ces contraintes sont transcendées en littérature, par un humour souverain, pour le plus grand plaisir du lecteur.

Suscitant, avec science et malice, au travers de citations précises, les fantômes d’Homère, d’Ovide, Saint Mathieu, Guy Debord et bien d’autres écrivains dont son imaginaire est peuplé, Mathilde mène sa vie comme elle peut, surmonte les écueils matériels, familiaux, sentimentaux. Animée par l’étrange souci d’incarner ce qu’ils énoncent, elle alimente aussi son humour au contact de la psychanalyse.

Cela donne un roman para-biographique mêlé de méditation qui séduit par sa finesse et sa légèreté. Le lecteur n’a pas envie de quitter cette Mathilde, jusqu’à l’épiphanie de dernières phrases : « Ciel joli comme un ange. » Les chapitres, conçus comme de petites nouvelles, s’égrènent au fil des pages sous des titres poétiques qui forment à eux-seuls une belle élégie : « Elles s’éloignaient l’une de l’autre comme deux barques nuitamment poussées par une brise légère à peine ressentie» ... «La métamorphose en musaraigne amphibie » ...

J’ai particulièrement aimé (Chapitre XIII) l’évocation tragi-comique de « Psy 1° » qui avait laissé partir Mathilde malgré sa sou^rance, ainsi que l’évocation du « tiers exclu » dans le chapitre XVI. Dans la seconde partie du roman, Mathilde revivant à sa façon Le voyage sentimental de Sterne devient un Yorick féminin, revisité par l’humour d’Alfred Jarry. Le septième chapitre de cette partie, « Le pigeon s’envola dans un chaos précipité d’ailes froissées » est un très beau poème en prose. Enfin, pour le lexicographe traducteur et l’amateur de Brisset que je suis, le chapitre III de la troisième partie est un bonheur, notamment le délire sur le « masculin-féminin » ou sur la « trajectoire spirituelle d’un mot ».

Les auteurs qui ont jalonné l’écriture de ce roman, les « emprunts » faits à telle ou telle de leurs œuvres forment in fine un magnifique tableau (j’allais dire un bouquet) de références non didactiques, qui se lisent presque comme un poème poundien ou zukofskien....

 

François Dominique  écrivain