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La folie douce
La folie douce
Psychose et création
Joseph ROUZEL
La folie douce
Psychose et création
Joseph ROUZEL, Erès, janvier 2018, 195p , 14 euros
Comment décrire la belle surprise que fut la lecture de ce livre ?
Joseph Rouzel est psychanalyste, c’est un auteur connu, mais son travail est semble-t-il assez peu lu par les psychanalystes eux-mêmes. Il est pourtant conséquent : de nombreux ouvrages et de très nombreux articles jalonnent son parcours que l’on a un peu vite cantonné au champ dit « social » ou « médico social ». Il faut dire que ses interventions y sont nombreuses, tant auprès des éducateurs, des assistants sociaux que des psychologues ou des médecins engagés dans ces lieux innombrables aux riches histoires qui soutiennent vaille que vaille les paumés et les déglingués de nos villes et de nos campagnes.
Les psychanalystes –très nombreux à intervenir dans ces champs – ont cependant un peu tendance à mépriser cette partie, pourtant parfois très importante, de leur pratique. Ils préfèrent de beaucoup exposer et travailler les cures menées au cabinet ou les concepts théoriques venues de leurs lectures plutôt que de développer/penser la façon dont ils travaillent dans ces lieux. Ils y sont aussi souvent sollicités d’ailleurs pour y tenir un de ces groupes de supervision ou d’analyse des pratiques qui soutiennent les acteurs de terrain. Mais voilà « on » en parle pas trop entre nous. Et c’est sans doute la raison pour laquelle les travaux de Rouzel qui est pourtant un auteur important du domaine ne sont guère discutés. Ses ouvrages s’adressent en priorité aux travailleurs sociaux et à ceux qui les aident et les soutiennent dans leurs pratiques.
Et puis voilà qu’il publie un livre au titre sans prétention : « la folie douce , psychose et création». Ce texte fait suite à un ouvrage précédent, « la folie créatrice, Alexandre Grothendieck et quelques autres » qui avait la même ambition et avait été remarqué. Joseph Rouzel, je l’ignorais, s’intéresse à la psychose et son livre parle de ce que nous savons bien lorsque nous travaillons avec les psychotiques : à côté de l’épuisement psychique, du découragement qui saisit tout soignant, il y a ces moments inoubliables et quotidiens où la psychose se montre comme folie douce et l’angoisse psychotique créative. Ce titre m’a parlé, sans doute parce que je travaille depuis des années avec cette idée qu’il serait possible de « réussir sa psychose », de mener une vie digne et reconnue malgré la maladie psychotique.
Et dès les premières lignes, j’ai été emporté ! Oh non que le sujet soit original, non, mais il y a un souffle, un désir de comprendre, une fraîcheur dans la pensée de J. Rouzel qui surprend le lecteur. La thèse du livre n’est pas difficile ni à présenter ni à soutenir, elle est connue et tient en quelques lignes : la vie psychosée trouve parfois à se stabiliser et à être supportable et supportée pour peu qu’on y reconnaisse la dimension de « création » qui lui est consubstantielle. L’originalité du livre n’est donc pas dans cette position largement partagée quoiqu’on en dise. Elle réside dans la belle façon qu’a l’auteur de la déployer, sans la limiter.
Deux travers souvent rencontrés m’ont semblé avoir été évités par l’auteur : la tentation d’ « appliquer » la psychanalyse d’une part et l’idée que le fou serait forcément un génie artistique méconnu d’autre part, même si, à quelques moments, l’auteur se laisse peut-être aller à un certain lyrisme. Il ne s’agit pas en effet pour lui d’utiliser les concepts de la psychanalyse pour circonscrire ou pire interpréter le processus de création repérable chez nombre de psychotiques. Certes, la théorie lacanienne est présente, mais elle ne semble là que pour mieux percevoir et accueillir la créativité de la psychose. Il ne s’agit pas non plus de glorifier la pathologie et ses potentialités créatives. Non, J. Rouzel, relie simplement son regard ému par la force et la beauté de certaines créations de
personnes psychosées à l’attention sensible que la théorie psychanalytique porte depuis toujours aux
empêchements psychiques de vivre
Que se passe-t-il alors à la lecture du livre ? On y rencontre Jeannot, son histoire, sa famille et ce
plancher sur lequel, seul, il a gravé le texte son délire (l’oeuvre est exposée depuis 10 ans devant
l’hôpital Sainte Anne) , on croise Bascoulard, « clochard céleste » s’il en est, dont les dessins, les
plans de la ville de Bourges et les poèmes sont reconnus comme des oeuvres d’art brut, et Glenn
Gould, présenté comme un savant autiste. On s’approche aussi de quelques-uns des patients que
Joseph Rouzel reçoit à son cabinet et dont il nous fait percevoir les oeuvres. On croise le chanteur
Renaud, Pascal Quignard, François Villon et même Queequeg, l’indien harponneur de Moby Dick … A
chaque rencontre, l’étonnement, la surprise, on est un peu épaté par la facilité avec laquelle Rouzel
nous conte l’histoire d’une oeuvre et de son auteur et les relie à la conception disons
« psychanalytique » de la vie psychique sans pour autant « psychologiser » ni l’oeuvre, ni l’auteur en
question. C’est tout simple, c’est une façon de soutenir la valeur de ces hommes, de leur vie, de leur
façon d’être au monde, de leur travail. C’est une façon engagée de le faire, car l’auteur s’expose dans
le livre. C’est une façon militante aussi : « Je milite donc pour une approche professionnelle de la
psychose où les interlocuteurs du sujet, non seulement possèdent une approche suffisamment
étayée de ses soubassements psychopathologiques, mais surtout acceptent de mettre au travail ce
qui les tourmente dans le transfert qui, comme on le sait,[…] se révèle massif chez les psychotiques »
écrit-il par exemple ( p 132).
Le plaidoyer en faveur d’un accueil simple, non formaté, non réducteur, des personnes psychotiques
ne s’arrête jamais à une incantation. A chaque instant, on sent que J. Rouzel s’est véritablement
intéressé à ceux qu’il a rencontrés, à leurs réalisations. On perçoit l’intrication profonde qui existe
entre l’oeuvre et l’auteur jusqu’au point où celui qui regarde l’oeuvre est aussi celui qui accueille son
auteur. Ne retrouve-t-on pas ici les éléments constitutifs de ce que l’on appelle l’art brut et la façon
dont il a été reconnu ? Rouzel en vient d’ailleurs lui-même à citer Emile Champenois, auteur d’un
Que sais-je ? sur l’art brut : « Nombre d’auteurs autodidactes tiennent psychiquement en équilibre
grâce à leur faire : plus qu’une tentative de guérison, c’est une nécessité, une manière de supporter
la vie et de la pacifier. Par une trouvaille, une invention souvent sur mesure, ils suturent et
aménagent leur présence au monde… Construisant un monde à leur mesure où l’autre n’est pas
directement concerné, un « synthome », qui relève du registre de la survie et non pas, comme chez
la plupart des artistes, le résultat esthétique d’un processus sublimatoire porté par l’imaginaire, où
serait représentée la somme de leurs questions existentielles » (p 184)
Joseph Rouzel nous invite donc fermement, de façon argumentée et sensible, à modifier notre regard
sur la folie et sur les fous car « il s’agit de libérer le fou de la gangue de terreur qu’il engendre, y
compris en lui-même, en l’inscrivant, comme tout un chacun à l’enseigne de la création…quels qu’en
soient les motifs » (p 191). Il y a bien longtemps qu’une telle promesse n’a pas été engagée par un
psychanalyste.
Il s’avance même sur le terrain miné de l’autisme, non pas celui qui est décrit dans les manuels
diagnostics, mais celui que nous connaissons mieux, cet autisme-énigme qui vaut à ceux qui en sont
atteints de rester en boucle, disjoints, dans « leur » monde, sans pouvoir être apparemment jamais
en relation fluide avec autrui tant l’existence elle-même de cet autrui est si peu assurée à leurs yeux,
ou menaçante…Rouzel nous exhorte à « faire confiance à leurs capacités créatrices et à prendre
appui sur leurs inventions pour les aider à trouver leur place dans l’espace social » ( p142) « Bien loin
des discours et des approches inscrits sur le versant d’un quelconque déficit ou handicap, cette
position clinique peut permettre de soutenir et d’accompagner l’autiste dans le traitement de ce qui
l’envahit et le perturbe, venant de l’extérieur comme de l’intérieur. » (p 96)
Les très nombreuses citations de Lacan en exergue de chaque chapitre, toutes admirablement
choisies et extraites du séminaire Les psychoses, dont Rouzel semble en être un fin exégète, ne sont
là heureusement que pour épaissir encore le mystère de la création lorsqu’on la relie à la psychose :
« Le psychotique est un martyre de l’inconscient » trouve-t-on par exemple, avec cet ajout de Lacan
qui précise qu’il faut ici « donner au terme de martyr son sens qui est celui d’un témoin ». Rouzel
devient alors un « passeur de témoin » qui nous transmet ce qu’il y a de plus précieux et de
partageable de la vie psychotique ; ou bien, en exergue d’un autre chapitre, cette autre citation de
Lacan : « Quel est cet autre qui parle dans le sujet, et dont le sujet n’est ni le maître ni le semblable,
quel est l’autre qui parle en lui ? » qui nous interroge aussi directement qu’elle interroge l’auteur du
livre.
La longue expérience et la fine théorie de Joseph Rouzel lui permettent de percevoir la psychose
d’une façon si vivante et si accueillante que l’on ressort vivifié de la lecture de son livre. Il y a bien
longtemps qu’un livre de psychanalyste ne m’avait pas fait un tel effet et ne m’avait ainsi renvoyé à
mes propres tentatives de création.
Th de Rochegonde
Septembre 2018