Se dire psychanalyste. et croire éventuellement qu'on l'est
et croire éventuellement qu'on l'est

Se dire psychanalyste   et croire éventuellement qu’on l’est ; Michael Larivière, Editions Liber, Montréal, Québec, 2018

 

Ces derniers temps, à mon avis, mes collègues psychanalystes sont tellement persuadés que le monde leur en veut, ou ne veut plus d’eux, qu’ils ont parfois tendance à ne pas trop évoquer leurs engagements dans et pour la psychanalyse quand ils ne se lient pas contre-nature avec des disciplines ou des causes plus en vogue, histoire de ne pas se sentir trop isolés...A l’inverse et récemment encore, je les vois monter au créneau, comme pour « démontrer » leurs performances cliniques et théoriques, « défendre » l’apport de la psychanalyse à la marche de la civilisation et revendiquer sa belle humanité qui s’opposerait vaillamment à la déshumanisation ambiante. Cependant, ces mouvements un peu tristes de repli ou de sortie n’intéressant à vrai dire pas grand monde, c’est entre eux qu’ils se retrouvent au final, pas seulement pour se consoler mais bien plus simplement pour continuer à travailler comme avant, car leur discipline exige un travail de lecture et souvent d’écriture quasiment quotidiens, un travail d’échanges et de confrontation entre collègues qu’on n’imagine pas…

Mais voilà qu’un des nôtres à la parole discrète s’avance autrement et se présente avec un petit ouvrage très original qui a fait ma joie et fera celle de ses lecteurs, pour peu qu’ils s’intéressent à la psychanalyse :

Plutôt en effet que de se mêler à un de ces mouvements qu’animent une honte bien peu justifiée ou, au contraire, une fierté pour le moins déplacée, Michael Larivière, psychanalyste à Strasbourg, nous livre une réflexion pleine de nuances et de pudeur sur ce qu’est un psychanalyste, sur son identité, celle-là même dont on verra au fil de l’ouvrage combien elle est aussi difficile qu’importante à penser. En fait, il n’a d’ailleurs pas à en affirmer grand-chose pas plus qu’à en cacher la véritable nature, tout simplement parce que cette identité qui le travaille depuis si longtemps[1] lui est, pour une grande part, à lui-même comme à nous, inconnue. Avouons d'ailleurs qu’il est bien vrai que ce substantif  de « psychanalyste » est problématique, et pas seulement pour nos administrations : il n’est qu’à reconnaître honnêtement nos propres difficultés ou hésitations à nous en revêtir, à nous nommer ainsi, en bas d’un article ou d’une communication…Signer « psychanalyste » dit toujours trop ou trop mal. Car enfin, l’est-on vraiment, psychanalyste? Et pour lesquels de nos patients et pour combien de temps? Pour toutes les personnes qui viennent nous parler et nous payer dans notre cabinet? Le reste-t-on ? …Et comment le devient-on? Est-ce un acquis ensuite?

Ce sont justement ces questions que travaillent les psychanalystes entre eux ou dans ces lectures ou écritures solitaires que j’évoquais plus haut. Ce sont des questions très intimes. Elles méritent d’être exposées avec attention, douceur et légèreté car elles sont très graves et peuvent être très angoissantes pour les psychanalystes eux-mêmes. La beauté de ce livre (je parlerai plus loin de sa couverture) et sa force tiennent justement à ce que son auteur les aborde délicatement et sans concession aux courants de l’époque.

Michael Larivière nous propose donc d’entrer dans son questionnement intime de psychanalyste, mais il a pris soin de se faire accompagner d’une belle préface de Judith Dupont et d’une postface amicale de Laurent Andrès, ainsi que de ces innombrables auteurs venus de la philosophie et de la psychanalyse qu’il côtoie et cite avec précision et reconnaissance. Le livre est un petit livre fait de très courts chapitres, c’est un dialogue fictif entre un jeune psychanalyste et son aîné, un dialogue ouvert, dans lequel les réponses ne saturent jamais les questions qu’elles relancent, au contraire. Michael Larivière nous propose de penser l’identité de psychanalyste comme une identité fragile, toujours hésitante, incertaine, tâtonnante, pleine de doutes et peut-être de secrets. Il semble même indiquer que cette fragilité de l’identité du psychanalyste serait au cœur de ce que la psychanalyse a de plus thérapeutique.  Se dire psychanalyste amène donc à réfléchir sur ces questions que sont l’identité, l’identification. Au fond, écrit Larivière, l’analyste devrait se savoir sans identité stable. « Se dire –à soi-même – que l’on se veut analyste, se devrait être affronter le malaise d’être sans modèle, sans figure tutélaire à laquelle s’identifier »[2]. A bon entendeur le salut. Quand on pense aux innombrables occasions dans lesquelles tout praticien de la psychanalyse peut se mettre à singer son propre analyste ou à faire le perroquet de tel ou tel « maître », on est confondu par la précision de la mise en garde.

Citant Conrad Stein avec lequel il a longuement travaillé, Larivière rappelle que « l’analyse n’est affaire ni de scrupules, ni de bons sentiments », c’est avant tout le lieu d’une rencontre « fondée sur le pari d’une confiance risquée » qui « mise sur l’inespéré ». Une telle rencontre est évidemment  rendue possible tout à la fois par « la liberté et la contrainte ouvertes par l’espace analytique »[3]  . On reconnait ici ce que tout analyste doit à la simplicité de la règle fondamentale. Ainsi posée, Se dire psychanalyste  est évidemment une affirmation sujette aux plus grands doutes comme aux plus grandes résistances de la part de ceux-là même qui s’en emparent : tantôt elle est idéalisée, tantôt elle est rejetée, elle offre donc d’innombrables possibilités d’invalidation. Mais laissons donc ces procès à ceux que la psychanalyse n’intéresse pas semble nous dire l’auteur, tentons un pas de plus : croire éventuellement qu’on l’est  vient confirmer l’acte par lequel l’analyse s’engage.

Michael Larivière soutient après d’autres que le « désir de devenir analyste » est un symptôme, signe d’une certaine immaturité (d’où se déduirait une aptitude à l’amour (!) et donc au transfert[4]…). Mais il nous met en garde : l’imposture guette tout praticien, s’il ne fait attention à ce que ce symptôme charrie de jouissance inconsciente et ne l'en nettoie pas. Ce désir (désir est quasiment une anagramme de se dire) de l’analyste est « désir de littérature » ajoute avec force Larivière en même temps qu’il sourit du côté « concierge » de tout analyste : passionné par les histoires qu’on lui raconte, il s’affronte aux difficultés qu’elles ont à se dire, à se laisser mettre en mots, il se cogne sur leurs étrangetés, incohérences, dérives, il tente de les écrire peut-être, d’en faire des romans puissants, où la mort aura évidemment toute sa place.  Larivière cite ici Pierre Michon, ”Chacun tient la faux”, nous faisant ainsi entendre l’enjeu radical qui soutient la recherche de l’analyste comme celle de son analysant  : « chacun cherche une histoire qui lui enjoint d’entendre et de parler. Une histoire dont il ne puisse s’arracher, qui lui intime l’ordre de continuer et d’y revenir, qui l’oblige (c’est-à-dire qui lui permette) de reconnaître qu’il n’y a pas d’ailleurs ni d’échappatoire au fait de vivre ». Voilà le cœur et le nœud de la question. Avancer ensemble. Il n’y a certes pas que l’analyse qui nous mène dans de telles aventures, mais elle le fait avec ce souci d’être à la hauteur des enjeux que sa théorie lui permet de percevoir, l’importance de l’enfance, de la sexualité, de la pulsion de mort, les complications et les impasses de l'identification... L’auteur nous rappelle alors ce que nous apprenons jour après jour, séance après séance, à savoir que « le sujet ne cesse de naître », « se diffère indéfiniment », l'analyse visant en tout état de cause "le retrait d'identité dans l'avènement d'une identité". Il rappelle alors l'enjeu présent dans toute cure dans une de ces phrases qui ouvrent un monde : « on passe sa vie à tenter, inconsciemment, d’abandonner sa position de sujet dans l’espoir de retrouver le statut d’objet que l’on avait pour ses parents » [5].

Ce livre dense en passe aussi par une charge très précise contre les institutions psychanalytiques, accusées d’organiser, de soutenir, d’encourager la plus grande résistance à l’analyse elle-même puisqu’elles prétendent toutes plus ou moins (ou sont attendues pour) donner consistance à cette identité de psychanalyste dont Larivière s’attache justement à dire la fragilité : ce métier nous oblige, au contraire, écrit-il « à maintenir vive cette vigilance à l’endroit de la tentation permanente de la crispation identitaire ». Exit la certitude d’en être, bonjour la solitude !

Le livre refermé, on repense enfin souvent à cette belle couverture orange que les éditions canadiennes Liber ont offert à Michael Larivière et à ses lecteurs : Le Thérapeute, ce dessin de Magritte, plusieurs fois repris, modifié, puis devenu statue de bronze. On revoit l’étrange bienveillance qui s’en dégage, la façon bonhomme du personnage que l’on imagine être de retour d’un long voyage et qui s’est installé sur un fauteuil pour se mettre à l’écoute. On se rappelle de sa respiration ouverte à l’infini et puis surtout de son absence totale d’ego...

Pourquoi exercer ce métier ? Pour apprendre quelque chose, gagner un peu d’argent  avait répondu Freud à Jung qui lui posait la question. « j’ajouterais pour ma part, écrit Larivière, pour «  le plaisir de travailler dans un lieu feutré, écarté, silencieux[6] » . Y-a-t-il plus sincère?

Th. de Rochegonde

 

 

[1] Voir ses livres précédents aux titres évocateurs : Que font vos psychanalystes ? Stock 2010 et Imposture ou psychanalyse? Payot 2010

[2] P61

[3] P 55

[4] Larivière reprend ici un article de Vladimir Granoff travaillant Ferenczi via François Perrier ! C’est bien souvent ainsi que rebondissent entre eux les pensées des nombreux auteurs auxquels se réfère Larivière.

[5] P 57

[6] P 28