Sébastien Pilote, Canada, 2013, Le Démantèlement : Et si le roi Lear n’était pas fou ?

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Sébastien Pilote, Canada, 2013, Le Démantèlement : Et si le roi Lear n’était pas fou ?

Je me suis réveillée bien tard, ce matin, un peu dans le brouillard, et j’ai su que j’avais rêvé. De quoi, je l’ignore. Et puis, tout de suite, l’évidence : j’ai vu hier soir le film de Sébastien Pilote, Le Démantèlement.

Et pourtant, je n’en ai rien pensé, je ne savais même pas qu’il y avait quelque chose à penser de ce film. Simplement, m’avait frappée une image de Frédérique, la seconde fille qui, dans le train, prépare son rôle, car elle fait du théâtre à Montréal, en relisant son texte. Et ce texte, c’est Le Roi Lear.

Le Démantèlement raconte l’histoire d’un fermier qui décide, la mort dans l’âme, de vendre sa ferme, une magnifique terre, un troupeau de moutons qu’il soigne avec ponctualité, une ferme à laquelle il s’est totalement voué, qui ne vaut que par sa beauté, par la vie qu’on peut y mener jusqu’au bout, l’arpentant, jouissant de sa propriété et de la splendeur des paysages, de l’attachement d’un vieux chien, de la continuité d’un héritage. C’est la ferme Gagnon et fils. Mais justement, Gagnon, comme Lear, n’a que des filles. Non pas trois, mais deux, Marie et Frédérique, celle qui joue Cordelia.

Marie, l’aînée, c’est celle par qui le drame arrive. Elle divorce, a besoin d’argent et vient demander à son père qui l’aime follement, 200 000 dollars pour pouvoir conserver sa propre maison, afin que ses deux fils (ce n’est certainement pas un hasard si elle, elle a deux fils), ne soient pas chamboulés par cet autre « démantèlement ». Or, de l’argent, le fermier, comme tout véritable paysan, n’en a guère, il est même endetté. Il ne lui reste que sa ferme à vendre.

Frédérique, longtemps attendue, surgit dans la seconde partie du film, qui lui est consacrée. En fait, elle ne dit pas grand chose. Elle assiste au « démantèlement », ou plutôt « assiste son père » lors du démantèlement terme canadien qui désigne la vente aux enchères, lot par lot, de tout ce qui se trouve sur la ferme, outils, animaux, maison, terre.

Frédérique, celle qui ne demandait rien, qui semble indifférente (de même que Cordelia, disant en aparté : « What shall Cordelia speak ? Love, and be sillent », Acte I, 1) est là, quand l’autre qui, un peu cyniquement, a trouvé les mots pour réclamer son dû, n’a même pas le temps de venir signer chez le notaire ou le banquier, le prêt qui lui est destiné. On connaît cette situation qui rappelle également Le Père Goriot qui donne tout à des filles qui l’ignorent et se contentent d’envoyer un carrosse vide à son enterrement.

Pourtant, le film de Sébastien Pilote n’est pas tragique et sa vision du drame est très neuve. Elle a fait bouger ma lecture de Lear.

Parce que Gagnon, contrairement à ce que l’on croit, n’est pas fou. Tout le film s’organise autour de ce geste aberrant, la vente, le démantèlement de cette ferme magnifique. Le spectateur a rapidement jugé que cet acte est tout simplement suicidaire. La terre est filmée crescendo, avec des lumières et des images de plus en plus belles, tandis que le père pousse la démence jusqu’à vouloir euthanasier son chien, louer un appartement sans vue, sans rien, dans une résidence de vieux où l’on ne voit pas ce qu’il pourrait attendre sinon la mort.

Tout le monde lui dit qu’il est fou et l’indifférence de la fille aînée le confirme aux yeux du spectateur qui sait à quoi s’en tenir, est plein de haine pour cette ingrate, plein de fureur contre ce père qui se laisse faire bêtement. Le démantèlement, on sait ce que c’est puisqu’il est redoublé, et qu’on assiste avec Gagnon, à la vente d’une première ferme, dans une séquence où l’on a vu le fermier pleurer. Cela ne vient pas remettre en question la décision de Gagnon, comme si, décidément, il persistait dans son délire.

Pourtant, la vente n’est pas sans pittoresque, avec ses enchères à l’ancienne, ni sans dignité, les paysans défilant comme autant de personnes dont il vaudrait de faire le portrait, promises peut-être au même sort, ou résistant aux intempéries, accompagnant sans pathos ni trahison cet acte grave. Le cinéaste filme ici à la façon d’un documentaire, sans affect, laissant un témoignage anthropologique. Les pleurs sont inévitables mais on ne s’y noie pas, Frédérique, dans la position du spectateur, du reste, ne se laisse pas déborder par l’émotion. Elle semble non pas indifférente, mais attentive, capable d’être là pour accompagner et saisir ce geste sans présumer de son sens. Le cinéaste semble, grâce à ce personnage, situer la qualité d’émotion requise, au-delà du sentimentalisme et des jugements moralisateurs.

Finalement, avec le démantèlement de sa ferme, Gagnon assume un profond changement de perspective sur sa vie. Lorsqu’il parle enfin de son acte, à Frédérique, bien sûr, car son rôle est d’être témoin et d’entendre, ce qui n’est pas négligeable, c’est pour le revendiquer comme une libération, une vengeance contre cette ferme qui lui a tout pris.

C’est Lear s’écriant :

« Off, off, you lendings ! Come ; unbutton here. (Tearing off his clothes) ». (Acte III, 4).

Il faut donc l’imaginer se déshabillant violemment, déchirant et jetant aux orties tous ces falbalas, ces inutiles « lendings », possessions dont l’homme a la jouissance, ferme, terre, êtres qui lui sont aliénés, cour, richesses, prospérité, qui le ligotent.

J’ai lu et relu cette pièce qui m’a longtemps obsédée, et qui m’a servi de paradigme dans un livre que j’ai intitulé ironiquement Les Fils de Lear, parce que précisément Lear n’a pas de fils et que la question que je me suis posée est celle d’une filiation impossible. Comment un fils pourrait-il hériter d’un tel père, c’est-à-dire comment hériter de l’absence du symbolique ?

Je travaillais alors sur des auteurs postcoloniaux qui sont dans cette situation difficile et je ne pouvais que déplorer cette tragédie politique et personnelle.

Dans la pièce de Shakespeare, le père se dépouille lui-même et sa folie est à l’origine d’un terrible désordre. Ignorant la dimension symbolique, la loi, les règles d’un héritage équitable, Lear parle au nom de l’affect, crée en tant qu’individu un ordre de préséance tout à fait illégitime. On retrouve cet aspect dans une scène du Démantèlement où les trois frères discutent de la légitimité de l’héritage tel que Gagnon l’a décidé arbitrairement, en tant que père, et sans croire devoir quoi que ce soit à ses frères, au nom de ce qu’il estime être son bon droit.

Dans le monde postcolonial où j’ai déplacé l’histoire, à la suite de V. S Naipaul, grand auteur britannique né à Trinidad, lecteur de Shakespeare qu’il cite dans Une Maison pour Mr Biswas, le trouble du symbolique est toujours originel (conquête, dépouillement, génocide, traite, esclavage, etc.), le père n’est jamais facile à trouver, qu’il soit issu de l’esclavage ou de la domination coloniale, « time is out of joint », pour citer un autre personnage shakespearien ! Naipaul dit clairement que dans ces mondes issus de la colonisation, aucune civilisation ne peut s’édifier, aucune filiation se constituer.

Ma lecture de Shakespeare comme des auteurs postcoloniaux, inspirée par ma propre situation familiale puisque j’ai dédié Les Fils de Lear à mon propre père et que je l’ai écrit dans le deuil impossible du père non symbolisé, était triste. Que reste-t-il de toute cette dévastation ? L’imaginaire. Les écrivains comme les sociétés qui sont dans ce malaise ne trouvent d’issue, si c’en est une, que dans les jouissances de l’imaginaire, le rhizome des signifiants, la sarabande ininterrompue des métaphores, dans une ambivalence où tout se vaut et où rien n’a de sens. C’est à la fois grisant, car la littérature s’en nourrit, et désespérant. Comme dirait un autre grand écrivain : « Cap au pire ! »

« Nothing will comme of nothing », déclare Lear après avoir entendu Cordelia, et peu avant de la déshériter : « Here I disclaim all my paternal care » (I, 1).

Rien. C’est justement ce qui reste au fermier Gagnon, assis sur une chaise, dans un appartement vide. Car le film de Sébastien Pilote raconte à son tour ce démantèlement qui est lié à la paternité et au symbolique. Mais il reprend les choses à l’envers, parce que ce père va être davantage père qu’il ne l’a jamais été et parce que ce rien n’est pas rien.

En réalité, le film ne part pas du symbolique mais de l’imaginaire. Cette ferme, ce sont des images et c’est sans doute ce que le spectateur a du mal à accepter : que l’on renonce à la beauté de ces paysages, de ces troupeaux au soleil couchant, de cette véranda blanche, dans la lumière des grains, de cette petite côte à grimper à vélo ou dans un magnifique pick up flambant rouge, la beauté d’un paysan, sa silhouette virile dans ses vestes élimées et sa belle gueule offerte au grand air. Tout cela ce sont des images. C’est ce qu’il va oser casser, démanteler. C’est insupportable pour le « spectateur » attaché à ces images, à cette splendeur. Et il ne restera rien.

C’est un défi pour un cinéaste : comment faire voir ce geste iconoclaste, quand on pratique l’art de l’image ? Comment faire voir rien ? Magnifique moment où le personnage assis sur sa chaise, dans l’appartement vide et blanc disparaît du champ. Voilà.

Mais après rien, c’est comment ?

Là est tout l’intérêt du film. Est-ce la mort qui arrive ? Est-ce autre chose ? Évidemment, il ne peut y avoir que des images, à nouveau, car nous ne pouvons vivre et nous représenter que dans des images. Mais ce que disent ces images, vous le verrez, n’est pas désespérant. Ce sont peut-être des images de ce qui se passe après ce rien, c’est-à-dire du réel. Comme si on l'avait senti passer, le réel, et que le monde n’était plus pareil. Puisque le réel ne peut être « imaginé », mais qu’on peut s’en approcher un petit peu, dans l’usure des choses et le « démantèlement » des images, il se peut qu’on l’aperçoive dans un entrebâillement de porte qu’on en ait l’intuition entre deux images.

Ce rien, emptiness, void, néant, j’ai mis longtemps à l’apercevoir et à le supporter. Je voyais l’articulation entre symbolique et imaginaire, la perte de l’un au profit de l’autre, et je trouvais cela tragique. Tout mon espoir était de voir se refonder du symbolique, au-delà du leurre de l’imaginaire névrotique, mélancolique. Moi qui, petite fille, adorais repriser les chaussettes, je n’avais qu’une aspiration : réparer les « points de capiton » arrachés. C’est pourquoi Lear me semblait poignant lorsqu’il s’écrie, après avoir déchiré ses vêtements, se parlant à lui-même :

« Thou art the thing itself ; unaccommodated man is no more but such a poor, bare, forked animal as thou art ».

Je n’entends et ne lis qu’aujourd’hui ce « thou art the thing itself ». Tu n’es que la chose. Quelle merveille du texte ! La chose freudienne, certes. Plus rien que le rien, l’homme nu, pauvre créature qui n’est même pas aussi habile qu’un animal dans la nature. Il est « forked », un mot difficile à traduire qui pourrait signifier tordu, malformé, inapte, mais également bifide, comme le serpent à la langue double ; c’est le sujet clivé, mal barré, divisé. Décidément, Shakespeare avait lu tout Lacan !

Là est la pauvreté, la détresse, de Lear, mais là également sa chance. L’homme « unaccomodated », c’est-à-dire privé de ses « lendings », des objets qui font sa jouissance, des images qui le revêtent et l’illusionnent, est nu, faible, et comme Gagnon, « démantelé », où l’on pourrait entendre « sans manteau », et tout déconstruit : il peut commencer à voir autre chose et tout simplement à devenir sujet, comme le suggère Catherine Millot.

C’est après ma lecture de Catherine Millot, en effet, que j’ai commencé à entrevoir ce vide, ce rien, non comme une chose désespérante mais comme une liberté, selon les formules mystérieuses de ses « Abymes ordinaires » :

 « Avoir été un jour au monde sans défense et sans réserve, tout abri renoncé, aussi vide que le vide où se tiennent toutes choses, libre et sans frontières, est une expérience inoubliable. C’est aussi une expérience humaine fondamentale qui enseigne à trouver son sol dans l’absence de sol, à prendre appui dans le défaut de tout appui, à ressaisir son être à la pointe de son annihilation. Peut-être est-ce cela que Lacan appelait à l’occasion, l’avènement du sujet. » (Catherine Millot, Abymes ordinaires, Gallimard, 2001, p. 152).

Il est difficile, on peut le concevoir de passer d’un imaginaire de la terre à une telle liberté et l’on ne sait comment ce paysan pour qui la terre a été la jouissance de toute une vie, jusqu’à la perte de tout lien avec les êtres qu’il avait aimés, pourrait reprendre pied sur ce non sol ! On sait ce que pensent les paysans traditionnels des « cultures hors sol ». Pourtant, c’est à cela que Gagnon consent, et le démantèlement est un détachement, non une mort.

Je rêve, maintenant, d’une mise en scène du Roi Lear où l’on verrait cet acte joyeux de se défaire de tous les oripeaux du pouvoir et de la jouissance pour atteindre ce réel, ce rien qui lui rendra la vérité et la tendresse de Cordelia. On verrait que ce n’est pas Lear qui est fou mais les autres, ceux qui continuent à croire aux images clinquantes du pouvoir, à la splendeur vide des images. Car peut-être les attributs du pouvoir dont il se débarrasse au début de la pièce, ne sont-ils que l’imaginaire du pouvoir, l’imaginaire du symbolique et non le symbolique et que le démantèlement du royaume et des possessions était salutaire pour, passant par le réel, la chose, le rien, la nudité ou l’inconscient, trouver ce qui symbolise réellement ( ?) les rapports humains. Ce serait Jean-Luc Godard incarnant le roi Lear, avec cette impulsion joyeuse et non mélancolique d’un créateur qui sait jouer de l’image, la casser, l’user, la déconstruire jusqu’au non sens, pour y faire apparaître soudain une arabesque, un geste, une zébrure insolite, entre les lignes ou sur les bords, un peu de grâce prêtée au sujet, comme l’aile d’un ange. La tragédie des malentendus et des mensonges, l’errance dans la lande du réel, ne sont qu’un chemin, plein de rencontres et de découvertes, vers quelque chose de nouveau qu’on a du mal à formuler, sans doute encore à venir.

Le symbolique, dans ce sens, ne serait jamais premier, comme quelque chose qui pourrait exister et être perdu, ce qui ne peut engendrer que confusion et mélancolie, mais toujours second, objet de tension et de projet, après l’érosion ou le « démantèlement » des images.

Tout cela, on le sait, se tient et les « images », tout en constituant un leurre, font écran au double sens du terme : elles cachent et offrent également un espace de projection où se forme et se formule quelque chose. C’est pourquoi le cinéma donne à voir, quelquefois, ce jeu très troublant entre réel, symbolique et imaginaire. Sébastien Pilote, avec certes beaucoup plus de sobriété que Godard, ne craint pas la « folie » d’un Lear ou d’un Gagnon qui ne renvoient qu’au jugement du spectateur blessé, horrifié dans son conformisme ; il l’aime parce qu’elle se fraie un chemin entre le leurre de l’imaginaire (qui se prend/est pris souvent pour du symbolique) le réel décapant et l’épiphanie (au sens joycien ou proustien) de quelque vérité qui n’est peut-être que le réel lui-même, un nouvel imaginaire ou quelque chose qui s’invente, encore innommé.