Jaume Plensa à Bordeaux

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Jaume Plensa à Bordeaux

La ville de Bordeaux accueille depuis quelques années des sculptures qui habitent ses carrefours et places durant l’été. Je ne me souviens plus du tout des œuvres qui nous rendirent visite l’an dernier. Peut-être n’y en eut-il pas, ou bien je les aurai oubliées, mais j’ai encore en mémoire les paraphes et cercles dont Bernar Venet a signé sa présence, à la fois si légères et monumentales, fines, dansantes.

Certes, Bernar Venet a donné à voir les pierres et rues de Bordeaux d’un nouvel œil, les perspectives s’inscrivant dans le creuset de ses spirales, comme dans un dispositif optique par lequel le paysage se redessinait. Les surfaces et les arêtes de l’architecture, la blancheur de la pierre, étaient sublimées par ces rondeurs et ces fontes dorées. Bernar Venet me manque et ce n’est pas le Chaban-Delmas botté, grosse statue de caramel au chocolat, partant à l’assaut de la mairie, hommage si inattendu, dans cette ville de droite, aux idéaux du réalisme socialiste, qui nous le fera oublier. Et je ne parviens pas à croire que ce sont les mêmes qui invitent certains artistes inoubliables et passent commande à d’autres pour une permanence affligeante.

Jaume Plensa est de ceux qu’on aimerait voir rester. Cet artiste catalan qui est venu arpenter Bordeaux à plusieurs reprises, afin de choisir les axes et de repérer les meilleurs endroits où poser ses sculptures a de quoi séduire et émouvoir.

Ses grandes sculptures d’acier inoxydable, de fonte de fer ou de bronze sont, comme celles de Venet, à la fois très légères et monumentales. On est surpris, chez l’un et l’autre sculpteur, de la ressemblance entre certains aciers et fontes avec le bois dont le fer prend la couleur, transmettant l’impression de chaleur et de poli, de douceur et de noblesse, l’élan d’un tronc lissé. Les deux grandes figures féminines devant la cathédrale Saint-André et près du grand théâtre ont ainsi l’air de totems et l’on n’y devine nullement la fonte.

Ces visages sereins, les yeux fermés, souriant peut-être à peine, sont une bonne entrée en matière. C’est immense et lourd, et pourtant, cela s’élance élégamment. La figuration est bien présente, et l’on a même selon certains angles, l’impression de voir une grande photographie, plane, comme ces affiches qui s’étalent aux façades des villes. Mais il suffit d’un léger déplacement pour voir autre chose, une forme lisse et ronde, ou encore une pierre levée, très acérée, qui tranche sur l’architecture du théâtre et que seule rythme une charmante oreille. On aperçoit en s’approchant les jointures entre les blocs et l’on comprend que cela n’est pas d’une pièce, contrairement à l’impression d’unité monolithique, que l’on avait au premier abord. Le sculpteur articule toujours, et non seulement pour des raisons pratiques, je crois, mais par une exigence de complexité, des pièces, des blocs, dont il laisse voir le chevillage, souvent artisanal, comme s’il fallait laisser du jeu entre les pièces, laisser de l’air par lequel respire la matière, laisser le spectateur sentir le travail et les imbrications (matérielles et intellectuelles), deviner l’artisanat comme dans les innombrables soudures des sculptures en lettres. L’expression, dans ces portraits de jeunes filles, selon le sculpteur lui-même, tend à privilégier une intériorité et l’on sent que l’œuvre joue des tensions entre l’extérieur, à quoi la sculpture se confronte et l’intérieur qu’elle fait pressentir, extérieur des formes, intérieur d’une pensée, qui se livre à l’extérieur de la ville comme contexte auquel elle s’ouvre et par laquelle elle se laisse caresser, agresser, rencontrer, admirer.

Ce jeu se précise avec les sculptures en lettres, soudées les unes aux autres pour constituer des parois de dentelles. Ces œuvres sont le lieu de paradoxes enchanteurs. Elles sont des mondes fermés, des totalités closes, à l’instar du globe exposé place Camille Jullian, dans lequel l’artiste s’est représenté. Voilà déjà deux mondes l’un dans l’autre. Mais la matière est totalement ouverte, les lettres se joignent tout en dessinant le vide entre elles et le vide contenu dans les formes sculptées. Le rêve d’une sculpture qui s’ouvrirait, qui donnerait à voir ce qu’elle contient, se réalise dans une œuvre qui est entièrement transparente et ne contient que du vide, mais un vide sculpté, bien sûr, un vide aéré et sensible. Les formes parlent, les lettres pourraient former des mots et le font quelquefois, évoquant des artistes ou des penseurs, des notes de musique, également, dans Silent music II. Le monde et l’homme, qui s’interpénètrent, sont langage, parole possible, musique, signe, tout en étant matière, forme, poids des aciers sur les blocs de pierre.

La complexité danse comme si l’on ne devait renoncer à rien. La technique et ses outils, la modernité et son acier s’allient avec la pierre des paysages bruts, la nature et le cosmos donnés à penser et à voir, les rondeurs, les corps sensuels et bien nourris, genoux puissants, membres musclés dialoguent avec le trou, la dentelle qui les dessine et les creuse ; le mouvement et l’inachevé s’inscrivent dans des postures figées, arrêtées, d’hommes assis, les bras enlaçant les genoux. On pourrait croire que le monde s’arrête et que l’homme se repose ou réfléchit, un peu accablé. Mais non, il semble plutôt en méditation, en suspens, prêt à reprendre la route et à créer de nouveau. Les personnages assis au jardin des plantes forment ainsi un cercle de réflexion, chacun dans sa solitude introspective et en même temps en relation avec les autres, dans un ensemble où l’on sent que tous reçoivent les ondes ou la mémoire d’anciens dialogues, d’anciennes présences. Ce sont des compositeurs, peut-être, car les noms de Beethoven, Bartok, Saint-Saens, Wagner, Bizet, Debussy, Rameau, Monpou, etc., se dessinent sur leur corps tandis qu’ils enserrent de leur bras, assis sur un petit tertre un jeune tronc d’arbre qu’ils semblent protéger affectueusement. Tout cela donne l’impression d’un cercle de silence, d’une méditation sereine, si l’on en croit les visages aux expressions calmes et disponibles, à l’écoute, sans doute, de cette longue histoire de l’art et des autres créateurs, troués par le milieu pour laisser pousser cet arbre qui jaillit en leur centre, comme si la musique était cet arbre, et la pensée la sève qui lui donne vie, ou le contraire. Tout ici est en relation : la nature, l’homme, l’individu et la collectivité, le silence et la musique, l’attente et la présence, le jaillissement et l’assise tranquille.

C’est un geste d’une étonnante simplicité, comme celui d’un artiste d’une telle maturité qu’il peut aller au plus simple et au plus clair pour dire une infinie complexité.

On a envie de s’asseoir aux côtés de tels hommes et de réfléchir un peu en leur compagnie, d’écouter le monde ou d’écouter le silence d’où surgit la musique. Là encore, le vide est nécessaire, au milieu du cercle, au milieu du corps. Il faut un écart et une sorte d’entaille pour que le langage se fraie une voie.

Les hommes, chez Plensa, sont souvent des artistes, des penseurs concentrés dans leur réflexion tout en demeurant étrangement ouverts à ce qui les entoure. On songe à Rodin, bien sûr et à son penseur dont soudain m’apparaît l’une des significations que je n’avais jamais approchée : la sculpture, art des formes extérieures cherche à dire ce qui est à l’intérieur, le moins saisissable par l’image et l’apparence, c’est-à-dire non seulement le penseur mais la pensée. L’art de Jaume Plensa me semble tout à fait concerné par un tel projet. Il sculpte l’apparence extérieure pour dire l’intériorité par l’expression dont elle est le medium, mais également en entrant, en ouvrant, en créant une forme à partir de ces grilles de lettres qui laissent totalement apercevoir ce qu’il y a à l’intérieur du crâne, du corps. Ce sont des œuvres transparentes. C’est-à-dire très simples. Elles révèlent qu’il n’y a rien à voir, à l’intérieur. Elles laissent voir le vide, justement, qu’il y a à l’intérieur, cette dialectique fascinante entre la forme qui n’enserre que le rien et le rien qui devient quelque chose quand il est entouré d’une forme. Ce que Francis Ponge faisait vertigineusement sentir dans son poème, Cruche :

« Pas d’autre mot qui sonne comme cruche

Grâce à cet u qui s’ouvre en son milieu cruche et plus creux que creux et l’est à sa façon, c’est un creux entouré d’une terre fragile ».

Les œuvres de Jaume Plensa sont ce creux, ce vide entouré de matière, comme tout notre monde intérieur et spirituel. Le langage lui-même est beaucoup de vide, voyez les lettres sculptées par Jaume Plensa, elles sont faites de très peu de matière, graciles, laissant voir beaucoup d’air, ce sont des creux, des trous, u, o, e, ou b, c, s, dans lesquels le ciel ou la pierre, le paysage ou des silhouettes s’aperçoivent. Cela trame comme un filet à prendre le vide, ou à prendre quelque pensée, quelque présence à la fois matérielle et immatérielle. Le vide a besoin de formes et de pleins pour apparaître comme la musique a besoin des trous de la flûte ou de la cavité de la bouche pour résonner. Ponge joue de la cruche, objet et mot, comme signifiant sonore et visuel tandis que Plensa, fait chanter ses œuvres plastiques par ces lettres qui deviennent des sons, font passer du signifiant plastique au signifiant sonore, emplissant l’air de musique virtuelle et de rythme réel (graphique) tout autant que virtuel et musical.

La Maison du savoir est à elle seule un monde de langage et de métaphores. C’est un très beau corps encore une fois assis, un homme-monde qui laisse transparaître, dans le vide des lettres, la place de la Bourse, la dentelle d’acier rendant hommage à la pierre et aux balcons en fer forgé. Les caractères ont quelque chose des motifs arabes de l’Alhambra, la complication sophistiquée de l’Orient, tout en se fondant dans des formes essentielles, simples, économes d’effets. C’est toujours un homme assis, une jeune fille en buste, et cela contient toute la finesse et la recherche d’un art très raffiné.

Les œuvres se regardent, s’incluent, dialoguent, jouent à cache-cache de façon très vivante avec le monde qui les entoure, entre elles, et avec le spectateur. On peut entrer dans ce corps et visiter The House of Knowledge. Quel beau savoir ! Tout le langage possible est là, puisque avec les lettres de plusieurs alphabets, on pourrait former tous les mots, dans presque toutes les langues. C’est un savoir un peu étouffant, peut-être, car l’image qui apparaît, quand on est dedans, fait penser aux grilles d’une prison. Ce serait comme être enfermé dans un crâne, dans un savoir trop serré, qui oppresse et empêche de voir le monde. Mais non, en levant la tête, on traverse la sculpture et l’on voit le ciel, les nuages, dans le trou d’un crâne inachevé et qui s’ouvre, trépané, au paysage et au bleu. De partout, les lettres, le langage, les formes sculptées laissent voir le monde ! Les biographies nous content que Jaume Plensa, avant de devenir sculpteur se rêvait médecin. On devine dans son geste artistique la curiosité pour l’intérieur du corps, du crâne, une curiosité qui le conduit à ouvrir, fouiller, mais sans cruauté, pour aller vers le vide léger, aéré, vers une matière en dentelle qui laisse passer le jour. On est un peu inquiet, il le faut bien, de ces ouvertures, de ces béances, d’une échappée vers le rien ou vers l’infini insaisissable, mais on est bien vite rassuré par le caractère ludique, tendre, formellement si satisfaisant de ces sculptures qui nous invitent à entrer par les trous, à regarder le monde par les fenêtres innombrables qu’elles nous offrent. En nous insérant dans l’œuvre, elles font une nouvelle place au vivant et au dialogue plutôt que de se renfermer sur une mélancolie.

C’est peut-être l’œuvre sur pilotis, les trois poètes qui reprennent le mythe des trois singes dont l’un est sourd, l’autre aveugle et le dernier muet, qui contient le plus d’inquiétude et de mélancolie. Mais peut-être faut-il la voir de nuit, éclairée. Elle fait signe de très loin, d’une rive à l’autre, beau symbole encore, pour ces figures de poètes qui, comme il se doit, méditent un peu tristement, loin, seuls, très haut, au-dessus de nous. Nul doute qu’ils ne soient un peu dérisoires, chacun manquant d’un sens qu’à eux tous, ils pourraient exprimer.

La dernière œuvre que j’ai visitée, dans mon parcours, est celle de la mairie, un dialogue magnifique entre deux personnages, Marianna & Awilda, assises face à face. La maille d’acier laisse passer complètement le regard qui perçoit la façade de l’hôtel de ville bien plus que la sculpture. C’est comme un jeu de filigranes ou une nasse posée devant les pierres, qui attraperait une image, la suggérerait sans la présenter entièrement, un jeu étrange qui suggère que la chose à attraper n’est pas dedans mais derrière, non dans le creux de la nasse mais dans le monde extérieur que celle-ci laisse apparaître. Magiquement, la pièce s’efface jusqu’au virtuel, l’énorme sculpture faite à partir de pièces de 4 m x 4 m et d’un matériau, l’acier inoxydable, qui doit peser réellement lourd, est à peine visible. L’œuvre sublime formes et matières pour devenir un pur effet lumineux. La matière est utilisée pour se dématérialiser. Ici, le dialogue entre les personnages, puis la relation entre eux et la masse architecturale sur laquelle ils reposent, entre l’œuvre et nous, entre la pierre et l’acier, la densité des présences et l’immatérialité suggérée, donnent le tournis.

C’est une œuvre vraiment très émouvante que celle de Jaume Plensa ; elle donne sans cesse à réfléchir et à s’étonner, à méditer, tout en ayant cette évidence, cette simplicité plastique qui permet de passer à travers, sans s’inquiéter de tout ce sens. On peut la regarder pour sa beauté, ses courbes, ses raffinements, ses rythmes séduisants, on peut jouer avec elle, entrer, sortir, poser, s’y asseoir, faire le tour, lever le nez, regarder les reflets au sol, faire des photos très faciles et très flatteuses (pour le photographe). Et sans s’inquiéter de la complexité, on la sent, elle retient, glisse entre les mailles du filet de lettres et de mots qui se tend à nous, nous atteint, nous prend au piège tout en nous laissant la liberté d’aller et venir, de méditer ou d’en rire.

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