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Sur "l'Adamant"" un film de Nicolas Philibert par Michel Lecarpentier
Sur "l'Adamant"" un film de Nicolas Philibert par Michel Lecarpentier
L’Adamant est un Centre de Jour unique en son genre : c’est un bâtiment flottant. Édifié sur la Seine, en plein cœur de Paris, il accueille des adultes souffrant de troubles psychiques, leur offrant un cadre de soins qui les structure dans le temps et l’espace, les aide à renouer avec le monde, à retrouver un peu d’élan. L’équipe qui l’anime est de celles qui tentent de résister autant qu’elles peuvent au délabrement et à la déshumanisation de la psychiatrie. Ce film nous invite à monter à son bord pour aller à la rencontre des patients et soignants qui en inventent jour après jour le quotidien.
Nicolas Philibert a obtenu l’Ours d’Or de la Berlinale 2023 pour son film « Sur l’Adamant ».
Magnifique consécration de ce grand cinéaste qui sait créer l’espace du contact pour approcher le site de l’émergence. Nicolas Philibert l’a montré tout au long de son œuvre antérieure, son attention sans intrusion respecte les personnes. L’évènement y surgit dans sa transcendance singulière. Le transpassible qu’Henri Maldiney situe comme si rarement accessible dans les processus schizophréniques, trouve sa possibilisation dans la co-présence que Nicolas Philibert réussit à créer faisant oublier la caméra : le monde partageable s’ouvre : l’événement a lieu, et il s’inscrit pour l’acteur comme pour le spectateur …
Le film se constitue au plus près de ce que François Tosquelles avait appelé « la valeur humaine de la folie ». Cette valeur humaine de la folie est notre humanité même, cette folie constitutive de tout humain à son insu trouve donc un écho chez le spectateur qui s’investit et participe en personne, image par image, plan par plan, sonorité par sonorité à la danse psychique où Nicolas Philibert l’invite. Le respect anime les séquences, dans un retrait qui laisse se manifester à nos yeux et à nos oreilles « le corps en apparition », le désir de chaque acteur ou actrice porté(e) par cette collectivité de l’Adamant. Chacun(e) peut se confier à ceux qui l’entourent pour partager une certaine intimité.
Pour qu’un soin psychique actif soit effectif, il faut veiller à accueillir l’émergence du singulier qui distingue chacune ou chacun pour l’inscrire dans le champ collectif partagé d’une fréquentation « Au jour le jour, à la nuit la nuit », c’est le parti pris des fondateurs du mouvement de ce qu’on appelle « psychothérapie institutionnelle ». Il faut créer au long cours les conditions de possibilité d’un historial porteur, d’un tenant lieu de sentiment continu d’exister pouvant accueillir toute personne en proie à cette modalité de structuration psychique désordonnée, instable, sans recentrement et sans limite qui constitue la dimension paranoïde de l’existence. De la même manière, quand domine un désordre statique sans mouvement inarticulable dans un processus dialectique, le monde de la catatonie referme l’accès à l’existence dans l’immobilité et le mutisme, celle ou celui qui en est éprouvé doit pouvoir trouver un accueil de son désir singulier dans un champ collectif pour que puisse reprendre un mouvement psychique et corporel, dans l’événement d’une co-présence active ouvert par la présence d’autrui.
Lacan caractérise l’espèce humaine de ce beau néologisme de parlêtres qui conjoint être et parler dans leur tissage structurant. Pour le plus grand nombre, la paranoïdie et la catatonie s’articulent avec toutes les autres formes pulsionnelles d’émergence symptomatiques dans une dynamique de passages qui prennent et donnent sens à l’existence singulière, toujours à l’épreuve de notre commune condition humaine.
Lorsque la dimension dissociative schizophrénique n’est pas prédominante dans sa structure psychique, chacune et chacun peut accueillir les discontinuités que produisent les scansions événementielles en les inscrivant plus ou moins harmonieusement, mais toujours dans un sentiment de croissance et de continuité personnelle au fur et à mesure de sa vie et de son existence.
Mais dans les processus dissociatifs de la schizophrénie, une stase pulsionnelle compromet la possibilité dynamique du mouvement de l’équilibre psychique et altère le vécu, le ressenti et la reconnaissance de la continuité d’être soi-même, c’est-à-dire la même personne en toute circonstance, quoi qu’il arrive.
Dans le film de Nicolas Philibert les personnes apparaissent dans leur difficulté de dialectiser les diverses modalités de l’existence, elles nous touchent singulièrement car elles sont confrontées à la prévalence des symptômes primaires dissociatifs qui sont la source du processus envahissant l’existence et la personne du schizophrène.
Le cinéaste saisit l’image offerte par tout un chacun dans sa manifestation cinématographique et sollicite notre sensibilité : l’émergence de l’intensité vécue bouleverse le spectateur. L’esseulement tragique de chaque personne est perceptible. Son personnage nous apparaît à l’instant de son monde émergeant, hors de son attente d’une inscription dans un monde partagé. Toutefois, la présence de l’équipe cinématographique ne suffit pas à elle seule pour offrir une ambiance qui puisse ouvrir le cercle de l’enfermement processuel ou post-processuel de manière à l’inscrire dans un mouvement ouvert au partage dynamique avec autrui. Il me semble que l’historial commun nécessaire pour greffer un ouvert qui donnerait du sens à l’événement et l’amorce d’une reprise d’existence n’apparaît pas là comme toile de fond réellement partagée, alors même que le tissage d’une sous-jacence institutionnelle active était plus sensible dans « La moindre des choses » tourné il y a près de trente ans à La Borde.
Une fois le film terminé, Nicolas Philibert pouvait dire à Jean Oury : « Je crois bien que j’ai pu filmer l’invisible ! » Oury l’avait en effet accueilli à sa première visite en lui disant : « Il n’y a rien à voir ici, ce qui est le plus important est invisible. » L’accueil de la précarité de l’existence schizophrénique est en jeu à ce niveau concret. Certainement peut-on affirmer que l’histoire de La Borde depuis 1953, l’hétérogénéité des styles de présence et la loi d’échange qui s’y manifeste modifiaient l’accueil et les modalités d’inscription de l’entreprise du film dans l’établissement. Comme le disait François Tosquelles, ce qui importe pour les personnes touchées par les stases de la maladie psychique, c’est qu’une reprise d’existence leur soit accessible. Mais, ajoutait-il, il n’y a de reprise d’existence que par la mise en œuvre d’un « appareil à repriser l’existence », c’est la fonction essentielle du Club thérapeutique qui a pour objet de soigner l’établissement. Tout établissement est malade de sa structuration hiérarchique qui fige et homogénéise les styles statutaires, ce qui empêche l’émergence du singulier sous-jacent au statut (soignant/soigné, professionnel/usager, et toutes leurs déclinaisons). La structure complexe que permet de mettre en œuvre l’association 1901 du Club ouvre un autre espace, articulant une tablature de distinctivité ambiantielle et subjectale tout à la fois polyphonique et hétérogène soutenant la possibilité de rencontres authentiques. Cette machine abstraite qu’Oury nomme le Collectif, se situe topiquement au-delà de l’aliénation sociale soumise à l’exigence administrative proposée par l’État. Cette possibilité d’une loi d’échange ouverte se trouve aujourd’hui détruite en de nombreux établissements publics et privés qui sont désormais organisés par une nouvelle logique économico-financière et comptable qui organise les parcours. Depuis la loi de 2002, elle organise « la fongibilité asymétrique de la psychiatrie vers le champ médico-social » et celui de l’inclusion dans le modèle économique du handicap.
Aujourd’hui ce modèle d’un nouveau marché s’inscrit dans une stricte logique d’économie restreinte, au sens de Georges Bataille. Il domine et s’impose malgré tous les efforts des professionnels, des patients et de leurs familles. Les Clubs thérapeutiques quand ils peuvent exister sont quant à eux porteurs de l’espoir d’une possible économie générale ne déniant pas l’économie psychique des humains dont la logique spécifique est déterminée par la quête du sens de l’existence.
A contrario, nous entendons de plus en plus quotidiennement que l’employabilité et l’accompagnement demeurent les deux maître-mots organisant les parcours dorénavant proposés aux humains dans nos pays inclus eux-mêmes dans le cadre de la mondialisation des échanges commerciaux. Cette économie restreinte produit des symptômes pathoplastiques et réactionnels à tous les âges de la vie et sous toutes les latitudes et longitudes du globe. Les personnes malades sont, elles aussi incluses dans cette logique mercantile qui réalise la marchandisation. Un ancien Président de la République avait exprimé son réel souci en précisant : « Les humains ne sont pas une marchandise comme les autres. » Dans cette organisation des échanges, nous devons donc, par nécessité éthique, paradoxalement maintenir ouverte une réflexion anthropologique : le film de Nicolas Philibert le montre sans l’expliciter. Au-delà de la qualité de l’œuvre elle-même sans doute le Jury de Berlin l’a-t-il aussi distingué pour cette raison.
Il me semble que cela apparaît en arrière-plan dans le style qui domine les émergences humaines si bouleversantes dans ce film. Dans cet espace amarré, immobilisé solidement dans le cours de la Seine, malgré toute l’énergie déployée et les propos tenus par l’ensemble des personnes filmées quels que soient leurs statuts, chacun reste dans son rôle, conforme à son discours attendu. Il n’y a pas de réelle manifestation de polyphonie individuelle ou collective malgré tout le talent de Nicolas Philibert. Les appositions des propos recueillis témoignent d’une attente subjective de chaque personne, mais sans que se manifeste réellement cette possibilité d’une reprise existentielle que Jean Oury nommait « espace du dire ». Chacune ou chacun incarne plutôt son « mythe » personnel, au sens de Roland Barthes, mythe qui ne constitue qu’une parade qui n’entame pas la dimension tragique dominante des propos pour l’articuler dans un partage qui ouvre le monde, et manifeste « l’entre », « la possibilité d’être les uns avec les autres », ce qui inscrit le singulier dans le mouvement collectif qui crée l’historial commun. Cet « entre » est spécifié par Bin Kimura, phénoménologue japonais, il le nomme par le concept « Aïda » qui fait écho à la nécessaire « intégration de la faille et des bords » dans la phénoménologie de la schizophrénie. Pour mieux situer l’enjeu, il précise qu’Aïda se manifeste aussi entre les musiciens d’un orchestre et avec leur chef en présence du public lorsque l’événement de l’interprétation partagée s’harmonise de leur apport tout à la fois commun, mutuel et singulier à l’œuvre collective.
Chez les personnes rencontrées par Nicolas Philibert, se trouvent recueillies et privilégiées dans leur émergence la spécialité, la dominante thématique de chacun(e) dans son apposition à celle, esseulée elle aussi, des autres présentations de soi : le film et le savoir-faire cinématographique livrent ces exploits dans un climat de gentillesse perceptible mais aussi et fort douloureusement l’expression du désarroi et de la déréliction de chaque protagoniste. L’esthétique cinématographique ne suffit pas à transcender la déshérence. Elle réalise les représentations déjà esthétisantes qui se manifestent devant l’objectif. Ne seraient-elles pas l’expression d’une réaction collective de défense qui apparaît malgré toute la qualité individuelle des professionnels eux aussi isolés dans leur rôle statutaire ? Ils sont aujourd’hui en souffrance au travail et éprouvés par la contrainte hiérarchique qui uniformise et rend homogènes les styles de présence pour les recouvrir du maître mot d’accompagnement. Cette contrainte est particulièrement rendue massive par l’organisation statutaire toujours en arrière-plan. La prévalence des critères pseudo juridiques de responsabilisation selon le rôle propre, de traçabilité des actes techniques, révèle l’absence de prise en considération de leurs capacités pourtant réelles et quotidiennes de créer, s’ils en étaient libres, un monde partagé avec les personnes en souffrance psychique. La possibilité d’un monde ouvert à la création, à l’invention, au partage peut donner du sens à l’existence singulière et commune. Mais l’actuelle segmentation industrielle des organisations de soin et de l’insertion par les conjonctures politiques d’aujourd’hui, stérilise toutes les initiatives qui donneraient du sens et rendraient possibles des thérapeutiques actives au long cours dont nombre de nos concitoyens ont absolument besoin pour cheminer et survivre.
Nous osons paradoxalement espérer que ce film puisse permettre aux professionnels, aux usagers et aux familles de penser, au-delà des parcours imposés à tous, qu’un changement de paradigme redevienne possible, ouvert à une thérapeutique active au long cours, car il s’agit de pouvoir, avec sérieux, veiller à recueillir ce qui compte singulièrement pour chacune, chacun, et d’en tenir compte. Sans une veillance collective attentionnée et désirante pour autrui, sans possibilité, au-delà de l’accompagnement requis, d’une mise en acte du Transfert, c’est une réelle perte de chance et d’espoir que « les usagers en Santé Mentale » se trouvent et se trouveront sans doute longtemps devoir éprouver. Leur vie et leur reprise d’existence nécessitent cette position active collective permanente. Alors, « le potentiel soignant » de notre concitoyenneté partagée pourra donner sens à nos fréquentations en permettant à chacun(e) de se situer dans un historial et de s’inscrire dans le monde commun de la cité.
Nous attendons avec impatience les deux autres films que Nicolas Philibert a annoncés comme s’inscrivant dans un triptyque cinématographique. Ils nous mèneront dans les autres lieux investis par les personnages de ce premier opus et d’autres fréquentations de ceux qui leurs sont proches : familles, amis, professionnels, et tous les autres concitoyens de leur connaissance.
Puissent le public et peut-être les pouvoirs publics entendre ce que le talent cinématographique attentionné de Nicolas Philibert peut rendre sensible à tous ceux qui se laissent emporter par les mouvements de la caméra, de l’image, du son et le montage subtil qui leur sont offerts par la création de cette œuvre « Sur l’Adamant » à l’Ours d’Or si mérité... Une entrée du réalisateur dans l’Histoire du Cinéma !
Merci à Nicolas Philibert qui nous rappelle la nécessité de veiller à ne pas oublier que, comme l’a écrit Friedrich Hölderlin, traduit par André du Bouchet : « Riche en mérites, mais poétiquement toujours, Sur terre habite l’homme. »
Michel Lecarpentier
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Comments (1)
Michel Lecarpentier le laisse entendre, il y a un souci esthétique dans ce documentaire et celui-ci vient en quelque sorte accompagner de façon volontairement positive un discours humaniste sur une psychiatrie que l’on voudrait davantage tournée vers l’écoute de la parole et de la singularité de chacun.
Comment ne pas adhérer à un tel propos quand on sait l’état de déshérence de cette discipline tant à l’hôpital qu’en ville. De plus, le cinéma a plutôt montré la face sombre de la psychiatrie plutôt que les tentatives déjà anciennes d’y associer l’approche psychanalytique, celle-ci d’ailleurs sous une forme tout aussi caricaturale...
Cependant je reste assez distant vis-à-vis de ce type de propos où contrairement à lui je ne vois pas vraiment un travail de mise en scène. Celle-ci se voudrait remplacée par un effacement du point de vue subjectif la caméra se faisant discrète et même supposément sans impact sur ceux qui sont filmés. Et c’est là que se situe mon principal désaccord. En effet, outre que je trouve ce film un tantinet ennuyeux pour le spectateur, l’idée que la caméra n’influe pas sur ceux qui sont filmés me semble une impasse aussi bien théorique que pratique. En effet que voit-on sinon des hommes et des femmes qui jouent leur propre rôle, se racontent exposant leur discours « social » en quelque sorte et je pense qu’alors ils sont bien évidemment de mauvais acteurs ce qu’on ne peut évidemment leur reprocher. Le reste est évidemment, et c’est l’essentiel, totalement absent.
La démarche au total me semble assez vaine et à mon avis de « bons acteurs et un « bon » metteur en scène sont davantage susceptibles de faire ressentir au spectateur ce que peuvent éprouver les malades que cette tentative de documentaire qui cherche à dire quelque chose sur la folie mais à mon sens y échoue totalement.
Certes, le cinéma de Philibert s’inscrit dans une lignée de grands réalisateurs de documentaire tels Wiseman aux USA, mais en prenant pour sujet la folie, il me semble qu’il ne peut qu’échouer à nous faire comprendre ce que précisément Michel Lecarpentier, dans sa pratique quotidienne et sa confrontation avec la folie dit pour sa part et me semble-t-il beaucoup mieux.