Duplicité du tango: notes d'un amateur tardif

Mariano Otero

Deux évènements sur le tango à l'Espace Kiron du 4 au 13 novembre 2005 20h30 10, rue de la vacquerie 75015 Paris tel :01 44 64 11 50: tout d'abord les 4, 5 et 6 novembre Modérato Tangabilé un groupe dans le droit fil de l'article de T.Lecman, puis du 8 au 13 novembre Las malenas. Des informations complémentaires se trouvent sur le site de l'espace Kiron

Une galerie d'images envoyées par Teodoro Lecman est disponible sur le site oedipe.

Duplicité du tango : notes d'un amateur tardif

Si l'on se trompait dans l'étymologie, on pourrait dire que tango vient de toucher (lat : tango,-is,-ere, tetigi, tactum), mais malheureusement c'est faux. Le dictionnaire de l'espagnol de Maria Moliner dit : mot très probablement onomatopéique, désigne une danse provenant de l'Óle de Fer. C'est à dire Les Canaries, près de l'Afrique.

Encore une fois le blanc fasciné devant son "négatif", le noir, qu'il a excellé à exploiter et ségréguer. Mais voilà qu'ils chantent et dansent, au coeur de l'effroi de la nuit blanche du patron : des blues, du jazz, des negro spirituals, de la samba, du tango, etc.

Tango entre hommes en 1913

Or, le tango argentin, le tango du Rio de la Plata est une danse de métissage : c'est un métissage honteux, celui d'un lumpenprolétaire qui veut se blanchir par le courage, celui qui s'approprie le tango des Canaries et en fait sa gloire. C'est le "compadrito", le "guapo", le rouleur, souvent "cafishio", maquereau ou mercenaire armé, d'un patron, d'un riche politicien qui commence à danser le tango, et en plus avec un autre "compadrito". Danse des bas fonds, à l'origine, elle est dansée exclusivement par des hommes seuls, les femmes viennent après.

Ignoré par le reste de la société, qui le considère rufianesque1, il est seulement accepté après de nombreux aller-retour avec Paris !

L'image érotique du couple entrelacé est donc postérieure : elle vient restituer non pas le masculin et le féminin (puisque dans le tango le "machismo" est règle incontournable : l'homme doit diriger, emporter la femme). C'est peut-être le ying et le yang, la lutte des contraires dont la cosmogonie occidentale (unifiée par le marché, l'unisex et la monotonie des machines et de l'argent-fétiche) rêve, rêve et rêve pendant que la musique tourne, tourne, tourne. "Entraînée par la foule... dans une folle farandole..."(La foule, Piaf)

En effet, Piaf serait une formidable voix pour le tango. C'est qu'auprès de la face esthétique et érotique de la danse il y a celle du chant. Comme pour la danse, ce furent surtout les voix masculines les premières et les principales, partant de Carlos Gardel, qui triomphèrent seulement en revenant de Paris où los "senoritos", les seigneurs de l'oligarchie argentine venaient brûler leurs vaches et leur argent au début du XXe.

Mais ce fut aussi la femme du lumpenprolétariat, du cabaret, à la voix rude et rauque, celle qui rejoignit postérieurement le chant : Tita Merello, par exemple. Et maintenant la voix grave d'autres : Susana Rinaldi, voix puissante et superbe et grand actrice maîtrisant la scène...

Une fameuse psychanalyste française venue à l'Argentine me disait soudain : "mais je sais très bien danser le tango". Moi non. Puisque le tango est aussi chant.

Duplicité qui est doublée d'autres encore : le tango est aussi, dès le début et surtout après Astor Piazzola, musique instrumentale. C'est le rythme effréné et indiscipliné de Buenos Aires, la grande ville bâtie en tournant le dos au grand fleuve brun : le grand Rio de la Plata plein de boue et des cadavres des "desaparecidos" jetés entre 1976 et 1982 par les militaires, la colonie où jamais les conquérants espagnols ne trouvèrent de l'argent (plata) puisqu'il était au Pérou, où les immigrants européens, arabes, russes, catholiques, musulmans ou juifs (rarement) trouvèrent l'Amérique, puisque au Nord, comme disait Roosevelt elle appartenait aux américains (l'Amérique aux américains !)

Rythme du deux par quatre, coupé, syncopé, coeur battant d'une ville qui a perdu l'espoir (ne vous trompez pas : la promotion officielle du tango à Paris, au-delà des artistes, excellents, est une affaire de circonstances, de petits fonctionnaires, pour jeter le voile sur une économie de la faim poursuivie jusqu'au bout par les politiciens actuels, héritiers du Proceso Militar)

La mélancolie du tango, au-delà de la fable oedipienne, maintes fois redite, condense la désillusion et l'angoisse existentielle du sujet cosmopolite et donc universel.

Une autre duplicité alors : la lettre du tango. Ce sont donc des poètes superbes ceux qui rejoignent le tango : Homero Manzi, Enrique Santos Discepolo, maintenant Eladia Blasquez (vivre, dit-elle, ce n'est pas survivre, c'est "honrar la vida", vivre debout). C'est donc la lettre universelle de "Cambalache" celle qui conclut, non par hasard, "Les assassins de la mémoire" de Vidal-Naquet...

Et alors, ma duplicité.

Moi, enfant, je n'aimais pas le tango. Mes parents et mes oncles le dansaient avec adresse. Nous, on était au rock, au twist, au pata-pata... Ce fut alors l'horrible parenthèse de la dictature militaire génocide qui ramena après le tango ? Je ne sais pas, mais la mode internationale éclata après.

En el cabaret, por Lorenzi (1920)

Et moi, un amateur tardif, me retrouvait aussi aux textes et à la musique du tango. Dans les années 60 le grand Piazzola renouvela tout, et à travers lui on retourna aux originels instrumentals et poétiques.

Voilà : texte et musique. La danse, c'est pour les vertueux et les étrangers. Ying et yang, peut-être, mais c'était le ying et yang de mes parents, le ying et yang perdu. C'est très beau à voir, même dansé par de jeunes gens prodigieusement adroits : à eux la gloire des artistes... Moi je me retire "silbando bajito" : en sifflant à mi-voix "Versos para esperar mi muerte" de Homero Manzi, pendant que je lutte face à la tragédie contemporaine sans trêve et sans remords, en chevalier inexistant, et en analyste sans Freud.

Teodoro Pablo Lecman Cramer 2361, 2º F, (1428) Buenos Aires, Argentina, et le téléphone: 4781-6540. mail: teolec@yahoo.com

Les images envoyées par T.Lecman sont tirées du groupe Espartaco