Lettre à Jacques Sédat

Lettre de Marc-François Lacan

à Jacques Sédat

Abbaye d'Hautecombe

Saint-Pierre-de-Curtille

73310 Chindrieux

Vendredi 3 décembre 1982

Monsieur,

[…]

Un fait est à rappeler : Jacques, au début de sa carrière, a cependant un certain temps signé : Jacques Marie, puis Marie a disparu de la signature. Quelqu'un pourrait-il donner le sens de ce fait ? En tout cas, il en a un.

D'autre part un autre fait est évident : Jacques a, toute sa vie, cherché à traverser le miroir, cherché le vrai dont tous les miroirs ne procurent que l'illusion.

Le vrai au sens biblique : non pas le vrai, qualité de la pensée, mais le vrai qui donne sens à la vie et est au-delà de toute pensée, le vrai qui est le réel.

Ma relation à mon frère se situe au coeur de cette quête qui implique le refus de savoir comme moyen d'accès à ce réel. Notre amitié de toujours était reconnaissance mutuelle de deux personnes en quête du réel ; et je crois qu'il m'a initié à cette quête.

J'ai choisi mon chemin, alors qu'il en avait choisi un autre. Et celui qu'il avait choisi me semble parallèle à celui de Spinoza. Les deux chemins sont quête d'une Ethique. C'est là que reparaît le « Saint ».

Spinoza a sûrement exercé une influence décisive sur mon frère qui le connaissait à fond. Et Baruch Spinoza s'insère assurément dans la tradition biblique, dans l'affrontement même avec la synagogue qui l'a exclu.

Quelle relation entre mon frère et la tradition chrétienne ?

Voilà la question qu'il faut poser.

Est-il possible d'y répondre ?

Voici au moins des jalons indiquant la direction dans laquelle il faut la chercher.

La tradition chrétienne donne à la personne une place qu'on peut dire fondamentale. Dans la lumière de cette tradition dont il a cherché à avoir une connaissance profonde, Jacques a cherché à être, non un saint, mais une personne.

Une telle recherche comporte des exigences – des exigences éthiques – et quelles exigences ! Etre une personne implique les relations dans lesquelles la tradition chrétienne place « le Père » que Jésus nous a appris à nommer.

Ici, j'attire votre attention sur l'expression : « ton nom que tu m'as donné », employée deux fois par Jésus parlant à son Père Saint, en Jean XVII, 11 et 12.

Etre une personne exige d'un homme qu'il se situe par rapport au père, qu'il prenne conscience de cette relation « fondamentale » qui fait de lui un homme. Et une autre prise de conscience est nécessaire : celle de la dimension que Freud a nommé « inconscient ». Mon frère a voulu explorer l'inconscient, précisément pour être une personne.

Mais c'est bien de la tradition chrétienne qu'il tenait le but de sa quête : être une personne.

Et dans la tradition chrétienne, la dimension de la personne qu'est l'inconscient n'était pas nommée ainsi, mais elle était présente sous le nom de mystère.

Toute personne est mystère pour l'homme croyant dans le Dieu de Jésus-Christ. Ce mystère vient de ce que la personne humaine est, dans la tradition chrétienne, relation au Père de Jésus-Christ - cette relation était en rapport avec la relation au père humain, rapport que le mot d'analogie signifie. La relation au père humain est analogue à la relation au Père de Jésus-Christ – c'est-à-dire que la première ressemble à la seconde, et non l'inverse. La seconde en effet est Tout Autre que la première.

Et c'est ce que veut dire le mot : saint.

Vouloir être une personne, ce n'est pas vouloir être saint. Mais c'est le chemin nécessaire pour entrer dans une relation quelconque avec Le Saint.

Etre une personne, dans la tradition chrétienne, c'est prendre conscience du mystère de sa relation à Dieu. Là se situe l'ouverture à la Parole de Dieu, cette Parole qui est appel à l'homme et, du même coup, révélation de celui qui appelle. Car cette Parole appelle l'homme, la personne humaine à nommer Dieu Père, à nommer Père celui qui est Le Saint.

Je m'arrête là – espérant avoir été jusqu'ici cohérent et clair.

Vous voyez comment l'exploration de l'inconscient, activité de mon frère, n'a pas pu être menée par lui, initié à la tradition chrétienne, sans que le nom du Père y apparaisse sous le nom de l'Autre.

L'appel à la sainteté a été « réduit » par lui à l'appel à être une personne « connaissant le bien et le mal », c'est-à-dire à une personne dont la situation est celle du « pécheur » dans la tradition chrétienne.

Pécheur, oui. Mais personne quand même  Et cela donne le sens de sa recherche, qui aurait pu le mener à la conversion. Qui oserait dire où elle l'a mené ? Mais, depuis la mort advenue le 9 septembre 1981, la réponse est définitive.

Je crois donc avoir répondu à votre question relative à la Trinité dans la recherche de mon frère.

La Trinité ? Ce mot abstrait fait partie d'un vocabulaire théologique qui nous établit au niveau d'un savoir théorique.

Le Père, le Saint, l'Autre.

Cela nous introduit au niveau de la relation du Symbolique au Réel.

Jacques a labouré en restant dans le domaine de l'analyse, de la psychanalyse.

La tradition chrétienne lui ouvrait une autre voie de recherche, celle de l'Esprit, du « Pneuma », de la « rouah » hébraïque.

C'est cette troisième dimension de l'homme biblique (cf., Première lettre aux Thessaloniciens V, 23) qu'il a laissée ouverte, mais qu'il n'a pas pu analyser, car elle n'est pas du domaine auquel l'analyse a le pouvoir d'accéder. L'analyse ne peut mener qu'au seuil.

En théologie, la relation du symbolique au réel est la condition du langage. Et le réel, c'est non pas l'Etre, mais Dieu, cet Autre que la révélation biblique nomme le Saint, et que Jésus nomme Père Saint.

Le symbolique, c'est le nom qui intervient dans la relation de dialogue entre Jésus et Dieu. Nous sommes appelés à participer à ce dialogue : et répondre à cet appel, c'est « prier », c'est « nommer le Père, ce dont l'Esprit seul nous rend capables (Galates IV, 6 ; Romains VIII, 15).

Jacques priait-il ? Il a cherché à être une autre personne, c'est-à-dire ce « réel » capable de répondre à l'appel de Dieu en priant.

Quant à la question de la Trinité, c'est une question étrangère à la révélation chrétienne et à son expression théologique, du fait de son caractère abstrait. C'est par contre une question philosophique à laquelle Hegel, par exemple, donne une réponse philosophique.

Nous, chrétiens, sommes en danger d'en faire autant quand nous parlons de la Trinité. Et nous succombons, dans cette épreuve, lorsque nous oublions que nous sommes des personnes et que nous avons à être ce que nous sommes, à savoir des personnes.

Voilà ce que je vous propose comme témoignage sur mon frère.

Si, sur certains points, il manquait de clarté, vous pouvez me demander de préciser. […]

Il me reste à vous remercier,

D'abord de m'avoir demandé cette réponse : écrite d'un trait, elle m'a amené à élucider, en approfondissant mon expérience, la façon de poser certaines questions.

Je vous remercie ensuite de l'envoi du livre. […]

En attendant une rencontre, je vous souhaite, au-delà du retour à Lacan, un retour renouvelé au réel, dans un sentiment amical.

Marc-François Lacan o.s.b.