Sous les bombes

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Anna Freud et Mélanie KleinLorsque j’ai annoncé autour de moi que j’emmenai cette année pour les vacances un livre de quelque huit cents pages consacré à l’histoire du mouvement psychanalytique, j’ai bien vu esquisser quelques sourires narquois de la part de ceux qui connaissent mon peu de goût au travail durant l’été.

Les vacances sont pour moi d’abord placées sous le signe du voyage, et le livre, objet fragile à bien des égards, impose une certaine immobilité. Cette année pourtant, sans rien changer à mon programme habituel, je voulais absolument me plonger dans les controverses qui s’étaient déroulées à Londres pendant la deuxième guerre mondiale et qui avaient opposé les « kleiniens » aux « anna-freudiens »

Déterminants pour la suite de l’histoire de la Société Britannique de Psychanalyse, pour le développement de la psychanalyse des enfants et la théorie psychanalytique en général, les effets de ces controverses furent absolument décisifs pour l’histoire du mouvement psychanalytique. André Green dans sa préface nous conforte dans ce jugement car pour lui « ces controverses sont le document le plus important de l’histoire de la psychanalyse ».

Nous voici donc prévenus. Nous avons la chance, grâce au travail d'Alain de Mijolla, qui a permis la publication de l'ouvrage dans une collection qu'il a soutenue pendant des années aux PUF et qui , hélas, a maintenant disparue, grâce à ceux qui ont bien voulu rassembler et présenter ce travail Pearl King, Riccardo Steinner et Eduardo Prado de Oliveira, de pouvoir lire les minutes de ces débats ainsi que les textes théoriques qui ont été produits à cette occasion. Ceci nous éclaire à la fois sur les divergences au sujet de concepts aussi fondamentaux que le fantasme, l'angoisse, le développement psychique de l'enfant durant les premières années de sa vie que sur les ressorts d'une crise institutionnelle, dont bien des aspects se retrouvent dans les soubresauts qui agitent régulièrement la communauté analytique.

Posons le décor: Nous sommes au milieu de la guerre. Londres est sous les bombes. La plus grande partie des médecins qui participent aux activités de la société Britannique de Psychanalyse sont mobilisés. Mélanie Klein arrivée à Londres au début des années trente est en conflit ouvert depuis une dizaine d’années avec Anna Freud. Celle-ci a rejoint Londres en compagnie de son père et d’une dizaine d’analystes viennois dont certains seulement en transit vers les USA.

Freud a toujours soutenu plus ou moins ouvertement sa fille dans ses affrontements avec Mélanie Klein. Aucun analyste en Angleterre n’est censé être au courant du fait que c’est Freud lui-même qui a été l’analyste de sa fille. Lorsque se déroulent ces discussions, Freud est mort depuis seulement trois ans. Son ombre plane sur les débats. chacun des camps se voulant le garant de l’orthodoxie freudienne, soit dans la lettre soit dans l’esprit. Il s’agit pour Mélanie Klein et ses partisans d’échapper à une exclusion au motif d’une rupture avec les fondements théoriques et cliniques de l’œuvre de Freud et de ne pas tomber dans la condamnation pour hérésie comme ce fut le cas pour Jung, Rank, Reich et beaucoup d’autres.

Au cœur de la guerre, Londres est devenu depuis le départ de Freud de Vienne, le centre du mouvement psychanalytique en Europe même si un mouvement vers les Etats-Unis est entrain de s'organiser. Jones qui a longtemps tenu la société britannique a passé le flambeau à Glover qui a entamé main dans la main au propre comme au figuré avec son analysante Mélita Schmideberg, la propre fille de Mélanie Klein, un combat acharné contre la personne tout autant que les thèses de cette dernière. Enfin, comble des paradoxes une partie des analystes anglais a fui Londres pour se réfugier à la campagne tandis que les analystes viennois fraîchement débarqués sont eux cantonnés à Londres qu'ils ne doivent pas quitter, car ils sont citoyens d'un pays ennemi. Ajoutons à cela que les difficultés économiques ne sont pas minces et que l'invitation de Jones faites aux Viennois pose le problème du partage de la clientèle. Un cocktail explosif donc et qui va conduire à un affrontement sans merci entre les deux groupes. Shakespeare n'est pas loin.

Le résultat ne fut certes pas aussi brillant que certains veulent bien le dire aujourd'hui; Une sorte d'armistice intervint entre les deux groupe.Une paix armée en quelque sorte.On se félicite aujourd'hui, alors que les ingrédients en étaient réunis, que ce conflit n'ait pas conduit à une division du mouvement en Angleterre. Mais si après de longues années de débat ce sont les kleiniens et post-kleiniens qui l'ont finalement emporté en Angleterre et en partie en Amérique du sud, les « anna-freudiens » régnant quant à eux aux USA, il n'est pas certain que pour autant les choses aient été clairement tranchées au plan théorique.

Quelques années plus tard devait survenir le conflit que l’on sait entre Lacan et l’IPA .On ne saurait affirmer sans mauvaise foi qu’il n’y eut pas de débats entre les analystes au sujet des théories avancées par Lacan au moment de son « excommunication » . Elle fut en effet précédée par un long processus dont hélas nous n’avons pas de compte-rendu. Toutefois, rien dans ces échanges ne fut comparable aux controverses qui mobilisèrent l’ensemble des membres de la société Britannique de psychanalyse.

Il y eut ensuite plusieurs tentatives faites pour relancer les débats entre les divers courants dans et hors de l'IPA. Citons « Confrontation » lancé par René Major et Serge Leclaire, le Collège de Psychanalystes, les États Généraux et quelques autres dont le « Groupe de contact » première version. Aujourd'hui, il semble bien que plus rien ne bouge. Pourtant l'alerte de l'amendement Accoyer, dont rien ne dit qu'il ne ressorte pas très bientôt de sa boîte, fut un moment fort de remise en question avec comme enjeu la disparition pure et simple des acquis fondamentaux de la psychanalyse : l'inconscient freudien, le rêve comme réalisation d'un désir, le complexe d'oedipe, la sexualité infantile etc…

Aujourd’hui, de tous côtés nous parviennent des informations tout à fait préoccupantes. La psychanalyse qui a dominé le discours intellectuel en France ces dernières années, se voit brutalement écartée dans tous les domaines de la culture. À l’université, on ne compte plus les mises à l’écart des enseignants se réclamant de la psychanalyse. La récente pétition « Sauvons la Clinique » témoigne des premières tentatives du corps enseignant pour y faire obstacle. C’est aussi bien le cas dans d’autres domaines, celui de la Justice avec la suppression de postes de psychologues et de psychanalystes responsables de supervision à la Protection Judiciaire de la Jeunesse. La direction de la PJJ, malgré la volonté de résistance des éducateurs, semble bien décidée à faire le ménage. Dans les institutions de soins, le Comité de vigilance des CMPP de l’Ouest 1 a dores et déjà sonné le tocsin, Quant à la situation en psychiatrie proprement dite elle n’a pas évolué après le cri d’alarme lancé lors des « Etats généraux de la psychiatrie ». Dans tous ces domaines, dans tous ces combats chacun attend que les psychanalystes s’expriment et défendent ensemble leur discipline. L’attentisme n’est plus de mise car là comme ailleurs, attendre le prochain coup nous condamne certainement à terme.

Tirer les enseignements de l’Histoire c’est prendre les problèmes à bras le corps et tenter d’y voir plus clair dans ce qui au plan théorique nous divise et ce qui nous rassemble, c’est aussi participer aux luttes dans tous les lieux où la chasse aux sorcières s’organise contre les psychanalystes. Encore faut-il savoir dépasser nos vieilles querelles et penser ensemble une politique de promotion de la psychanalyse. Mais qui aujourd’hui en a vraiment à la fois le désir et la capacité ?

Laurent Le Vaguerèse

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"Les controverses Anna Freud Mélanie Klein 1941-1945" Collection Histoire de la Psychanalyse PUF 1996 Rassemblées et annotées par Pearl King et Riccardo Steiner Préface d'André Green."

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