Jean Michel Fauquet, « Images telluriques »

Jean Michel Fauquet

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Photographe(s) Jean-Michel Fauquet La Base Sous-Marine de Bordeaux Boulevard Alfred Daney 33300 Bordeaux France

Jean–Michel Fauquet, « Images telluriques »

Une fois encore la Base sous-marine propose une rencontre émouvante entre ses ombres, ses suintements, son béton, ses alvéoles mystérieuses, et un artiste qui s’y trouve comme chez lui, déployant une œuvre saisissante et fantastique dans ses anfractuosités, le long de ses couloirs un peu effrayants, en un parcours labyrinthique, une plongée dans une mémoire à la fois intime et préhistorique.

Le fond des photos-tableaux se glisse sur des murs de béton gris comme sur une peau ; les pénombres, les escaliers qui ne mènent nulle part, les apparitions étranges et des objets indéfinissables, d’un noir opaque, hantent salles et corridors comme s’ils y avaient toujours vécu. L’œuvre et le lieu ont en commun de nous confronter à des matières assez rudes, pauvres, inconfortables, qui suscitent le fantasme, mènent, dès l’entrée, en un voyage initiatique, vers les profondeurs de l’inconnu. On regrette seulement qu’une musique lancinante envahisse l’espace, filtre les émotions et les interprétations, dans une surenchère de pathos (« Les soupirs de la sainte et les cris de la fée ! »). On aurait dû faire confiance à l’œuvre puissante de Jean-Michel Fauquet pour se saisir du spectateur et faire confiance au visiteur qui se laisse empoigner. Le lieu est assez suggestif, nul besoin d’y insister. On aimerait même, malgré la beauté de la scénographie et les correspondances entre l’œuvre et le lieu, revoir ces tableaux et ces objets dans un contexte un peu plus neutre pour n’avoir affaire qu’à l’artiste.

Il est étrange de penser que ces œuvres sont nées dans un appartement parisien, plutôt à l’étroit, un atelier assez encombré —le beau film d’Henri Colomer nous y invite — où elles ont développé leur imaginaire à coups de marteau, de polissoir, de matériaux vils, cartons, ficelles, pinces, épingles, colle répandue à l’aide d’un gros outil, sortant de la matière travaillée de façon artisanale, pour devenir ces présences étranges, qui s’absentent aussitôt qu’elles surgissent, disparaissent dès qu’on les devine. Jean-Michel Fauquet est bien un poëte, à la façon d’un Victor Hugo, un créateur bricoleur qui peuplait son univers familier de figures énigmatiques, sculptant des meubles, récupérant des antiquités, pour s’entourer d’un poème issu de la vision et des mains. La dernière image du film d’Henri Colomer, où l’on voit les mains de l’artiste parler silencieusement, rythmant le vide, prêtes à se saisir des matières pour aveuglément, trouver la vision, est très émouvante.

Comme dans les théâtres d’ombres, les lanternes magiques, les photos de Jean-Michel Fauquet naissent de rien ou de pas grand chose, des bouts de carton et de grosses ficelles, au propre et au figuré ; elles projettent beaucoup à partir de choses élémentaires. Cet écart entre la théâtralité, la gravité d’un geste, d’une arche, d’un paysage, d’une figure, et la banalité du matériau qui, s’il brille parfois, fait de l’effet, lisse et monumental, se révèle sans tricherie comme « carton-pâte », matériau creux, sans dos quelquefois, est déconcertant et beau. On ne sait jamais, du reste, si la chose représentée est immense : palais, architecture, scène grandiose, monument, os d’animal préhistorique, ou minuscule : dent, vis, bout de papier froissé, monté en épingle par le dispositif optique, l’agrandissement photographique ou l’enflure rhétorique. Les tensions entre des échelles différentes, entre le gonflage et le dégonflage dérisoire, entre noblesse et « vanité », animent un jeu de contraste entre l’intime et l’immense, la scène extérieure (terriblement vide) et la scène intérieure. On pense aux décors de Trauner, à Caligari, à Piranèse, mais le décor ne sert à rien, il est son propre drame, le cabinet de curiosités est une collection d’objets dérisoires, sans fonction, indéfinissables, finalement plus énigmatiques que pathétiques, le langage est épuré, plus simple que celui d’un Piranèse, les signes sont massifs quoique illisibles, sans sophistication. Que ce soit sur le papier ou dans l’espace, les choses sont à la fois des signes et des lieux. On ne sait s’ils sont événement ou dispositif en attente d’un événement.

Mais surtout, le processus de création dont la trace demeure ici, impressionne et fait songer. Les dessins préparatoires sont déjà très beaux, finalement peu différents de l’œuvre qui résultera. Pourtant, le parcours est long et compliqué qui ira du dessin à la construction de l’objet ; l’artiste photographiera ensuite cet objet en carton, le plus souvent noir, avant de retravailler le tirage, de le rehausser au crayon, de l’encadrer, de le lisser à la cire. On voit encore ici et là des pinces qui rappellent le bricolage cartonné malgré l’impression de volume, de paysage ou d’architecture. Finalement, l’objet n’est pas jeté et figure à côté des tableaux. Ce sont donc plusieurs modalités de l’œuvre. Par exemple, on voit une espèce de gros pied noir qui a abouti à des photographies étranges où il semble un monument archaïque ; les objets bizarres épelés dans une sorte d’abécédaire existent tous, accrochés au plafond, dans une marche curieuse, comique et inquiétante à la fois, qui n’est pas sans rappeler quelque défilé des espèces.

Le dessin n’a pas de référent, mais la photographie finale en a un puisque les objets existent, ont été fabriqués. C’est un peu comme si la fantasmagorie s’était matérialisée et pouvait rivaliser désormais avec de vrais lieux, des paysages et signes existants que l’on aurait simplement découverts. Partis de presque rien, ils ont pris corps avant de disparaître à nouveau dans les ombres et les estompes du tableau. C’est un très beau voyage qui donne à un imaginaire toute sa consistance. On pourrait dire que l’artiste a ancré ses images dans le réel en en faisant une nouvelle réalité (dure, palpable, matérielle) qui n’est pourtant qu’une autre image, coexistant avec la première (le dessin imaginé) et la dernière (la mise en scène photographiée). C’est un tour de passe-passe dans lequel il y a de quoi se perdre, entre le réel, l’imaginaire et le symbolique qui à la fois se dénouent au cours des trois phases du travail, coexistent à toutes les phases dans des distributions différentes, et se renouent d’une autre manière à la fin. Dit de cette façon, cela semble un peu plat et l’on sent, à chaque fois qu’on essaie de rendre compte des effets du nœud borroméen, qu’on finit par n’en rien dire et par y perdre son effort. On se sent bête. Essayons tout de même… 

On dirait que l’artiste a créé un réel à partir de ses images, un réel dans la matière à la fois simple, facile (ce n’est pas du marbre) et résistante tout de même du carton. Le film témoigne d’un travail manuel, artisanal, presque brutal avec cette matière. Toutefois, la sculpture obtenue n’est encore qu’une image, une fiction, une représentation dans un univers théâtral, un signe solitaire qui ne s’inscrit que dans le réseau des autres pièces qui l’accompagnent. On voit qu’on glisse sans cesse d’un réel que serait l’objet créé pour une image rêvée à un signe qu’elle devient aussitôt, énigmatique, ne se référant qu’à elle-même, dans un système cohérent de pièces où elle trouve sa place, avant d’être citée dans une image épurée, décantée, par le travail de la photographie et du dessin qui s’éloigne à nouveau et en fait le référent d’une nouvelle image. Elle est en quelque sorte un réel relatif, en relation et en mouvement. Elle n’est qu’une réalité passagère dans laquelle le réel échappe, à peine plus réelle que l’image originelle dont elle est pourtant le garant et la matérialisation. Le travail produit en même temps du symbolique, ou ce jeu de signes propres aux artistes, qui est à mi-chemin entre l’image et le symbole, parce qu’ils créent un langage qui leur est propre, une chaîne secrète qui n’a pas de traduction, un espace fermé dont l’altérité est hypothétique.

Finalement, le réel est-il dans la lutte physique avec la matière, l’énergie de l’artiste à créer ces objets ? Est-il dans l’objet lui-même, sorte de matérialisation littérale de la chose ? Est-il dans les fuites, les déchirures, les ombres, les estompes, les replis secrets qui laissent passer l’angoisse et la mort, le désir et son impossible ? L’œuvre donne à lire cette tension entre la quête et la chose, entre l’articulation d’un système d’images, le récit d’un rêve, et l’innommé, l’irreprésentable, ce qui ne peut que se métaphoriser pour apparaître et aussitôt échapper.

La rencontre avec l’artiste lui-même, assis sur une marche au bout de la dernière salle, comme posé au bord de son œuvre met soudain en exergue la solitude de cette installation, comme si sa présence, bien réelle, venait redonner, dans une ultime retouche, ce que l’œuvre a gommé de l’humanité, de la présence et de la parole. Sa gentillesse, son humour, son attention, sa simplicité, prennent soudain toute la place laissée entre les œuvres, se glissent dans l’espace vide de la Base sous-marine et l’espace creusé dans les décors.

On peut visiter cette exposition jusqu’au 5 décembre, à Bordeaux.